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Mrs. Bridge & Mr. Bridge, Evan S. Connell

Ecrit par Didier Smal 03.03.16 dans La Une Livres, Les Livres, Critiques, Roman, USA, Belfond

Mrs. Bridge & Mr. Bridge, Belfond Vintage, trad. américain Clément Leclerc & Philippe Safavi, janvier 2016, 330 pages, 16 € & 432 pages, 16 €

Ecrivain(s): Evan S. Connell Edition: Belfond

Mrs. Bridge & Mr. Bridge, Evan S. Connell

 

Evan S. Connell (1924-2013) a publié une vingtaine de livres, principalement des romans, plus des nouvelles, de la poésie et des essais, dont aucun n’avait eu les honneurs de la traduction en français jusqu’à cet hiver, moment où les éditions Belfond, dans leur très bonne collection Vintage, ont eu l’excellente idée de publier le diptyque parfait Mrs. Bridge (1958) et Mr. Bridge (1969). Ces deux romans, surtout le premier, font l’objet d’un culte Outre-Atlantique, et arrive l’opportunité de juger sur pièce ; autant l’affirmer haut et clair : ceci est un double chef-d’œuvre, et peu importe qu’il soit accessible si tard en contrées francophones.

Ces deux romans racontent l’histoire d’un couple appartenant à la bonne bourgeoisie bien pensante de Kansas City durant les années trente et le tout début des années quarante ; Mrs. Bridge adopte le point de vue d’India Bridge, Mr. Bridge, celui de Walter Bridge. Autant dire que les amateurs d’aventures extraordinaires peuvent passer leur chemin, car Connell semble avoir atteint le Nirvana littéraire voulu par Flaubert, cette écriture « sur rien ». Dans ce diptyque, rien d’extraordinaire ne se produit, aucun événement ne vient véritablement perturber la vie de Mrs. et Mr. Bridge, si ce ne sont ceux afférents à une vie de famille dans une ville moyenne du cœur des Etats-Unis, sur les rives du Missouri.

La vie de Mrs. Bridge est celle d’une femme au foyer pas même désespérée ; celle de Mr. Bridge est celle d’un avocat d’affaires à qui il n’est jamais rien arrivé de plus exaltant qu’une proposition de corruption qu’il a déclinée. Quant à leurs trois enfants, entre un mariage médiocre, un engagement dans l’armée vers 1941 mais sans départ pour l’Europe et une vie à New York à fréquenter les milieux artistiques, ils ne connaîtront ni des peines infinies, ni une gloire quelconque ; dans leur stricte mesure, on peut de bon droit soupçonner qu’ils mèneront une vie aussi quelconque et banale que celle de leurs parents.

Alors, pourquoi s’extasier sur ce diptyque, s’il ne raconte rien qu’on ne sache déjà, voire rien qu’on ait envie de savoir ? Parce qu’il le raconte de façon magistrale, ni plus, ni moins. Parce que les deux romans sont constitués de brefs chapitres, entre une page et une douzaine de pages maximum, qui sont autant de tranches de vie sidérantes dans la perfection et la sobriété avec lesquelles Connell les présente, sans aucun commentaire du narrateur, avec la tentation de l’objectivité tant désirée par Flaubert (mentionné pour la seconde fois dans cette critique, ce doit être un signe). Tout auteur maladroit aurait laissé transparaître son opinion, aurait évoqué la soumission de Mrs. Bridge à des règles de bienséance comme autant de carcans existentiels, elle qui « plaçait la politesse au même plan que la propreté, l’honnêteté, l’économie, la considération et autres qualités du même ordre » ; tout auteur atteint d’un quelconque complexe de supériorité jugerait cette femme et son vide psychologique, mais non, pas Connell ; comme tous les grands auteurs, il montre, et il le fait avec un style parfait : « Mrs. Bridge passait de longs moments à regarder dans le vide, oppressée par un sentiment d’attente. Attente de quoi ? Elle ne savait. Quelqu’un allait venir, quelqu’un avait sûrement besoin d’elle. Mais chaque jour passait comme celui qui l’avait précédé. Rien d’intense, rien de désespéré n’arrivait jamais. Le temps ne passait pas. La maison, la ville, le pays, la vie même étaient éternels ; pourtant, elle avait le pressentiment qu’un jour, sans avertissement et sans pitié, tout ce qui lui était cher, tout ce qui comptait pour elle serait détruit ».

Outre qu’il ne juge pas, Connell est d’une magnifique profondeur dans l’expression du ressenti de ses personnages, d’une exactitude confondante qui ne peut qu’inciter le lecteur à l’empathie, à la compréhension de Mrs. et Mr. Bridge, ce couple de bourgeois très éloigné de toute valeur progressiste, surtout Walter, cet homme qui s’est fait lui-même et ne tolère pas le socialisme en tant qu’il l’obligerait à partager tout ce qu’il a gagné par ses propres efforts. Ce pourrait être un personnage infâme, mais sous la plume « objective » de Connell, c’est surtout un homme qui a des valeurs, pour lesquelles il s’est battu (il prit part à la Grande Guerre), et qui est désolé de les voir disparaître sous ses yeux : « Les éducateurs, prétendument progressistes, s’affairaient dans les écoles. Des matières que l’on avait enseignées pendant des générations entières étaient tournées en dérision et mises au rancart. Les psychologues, assistantes sociales et divers autres apologistes du non-respect des lois excusaient le criminel pour ses crimes, rejetant la responsabilité du moindre délit sur ceux qui n’en commettaient aucun. Bientôt, plus personne ne serait responsable de quoi que ce soit. Jusqu’où irait-on ainsi ? Que de telles choses pussent être acceptées tandis que d’autres hommes passaient leur vie et dépensaient toute leur énergie à essayer d’atteindre un certain degré de sécurité pour eux-mêmes et leur famille était d’une injustice profonde ».

Comme on peut le constater, Connell propose de ses personnages un véritable nuancier psychologique, ne les traitant pas en monolithes et interdisant au lecteur de faire de même. Ainsi, on pourrait ricaner lorsque Mrs. Bridge, dans un chapitre à la dense brièveté, s’indigne du roman La Route au Tabac(1937), mais c’est impossible : on la comprend, on saisit ce qu’il y a d’outrageant dans l’œuvre de Caldwell pour elle, en quoi celle-ci va à l’encontre de ses croyances et de son mode de vie. Idem lorsque Mr. Bridge a des opinions franchement conservatrices : comment lui en vouloir, puisque son mode de vie est réglé en fonction de celles-ci et qu’il ne commet aucune injustice en leur nom, lui qui est loyal et droit en toute chose ? Pour peu, on en viendrait même à comprendre sans juger les pulsions incestueuses jamais mentionnées telles quelles et surtout jamais exaucées qui le poussent à vénérer sa fille Ruth. Connell montre deux personnages, Mrs. et Mr. Bridge, avec toutes leurs contradictions, tous leurs préjugés, toutes ces petites failles qui les construisent autant que leurs forces, entre les petites joies et une occasionnelle et sourde mélancolie, et c’est cela aussi qui les rend humains, voire attachants.

Du point de vue formel, chacun des deux romans, par sa sobriété, déjà mentionnée, et l’efficacité des chapitres brefs (cent dix-sept pour Mrs. Bridge, cent quarante-et-un pour Mr. Bridge), touche à la perfection. La confrontation des deux, non prévue lors de l’écriture du premier, relève elle de la magie littéraire : en effet, nombre de chapitres lus dans Mrs. Bridge trouvent leur pendant dans Mr. Bridge, et ce sont comme des Evangiles de la vie de la bonne bourgeoisie de Kansas City, des points de vue différents sur des événements identiques, en particulier le voyage en Europe, interrompu par l’invasion de la Pologne par l’Allemagne (une des rares incursions de l’Histoire dans ce double récit dont seul le pendant masculin résonne parfois de l’actualité des années trente – Dépression, New Deal), et la visite du Louvre, épiphanie pour l’une confrontée à La Victoire de Samothrace, corvée culturelle pour l’autre. Pour autant, Mr. Bridge n’est pas, loin s’en faut, un simple miroir déformant de Mrs. Bridge, les mêmes événements vus d’un point de vue masculin ; non, il faut envisager les deux romans comme un véritable diptyque sur la vie durant les années trente aux Etats-Unis racontées depuis les années cinquante, une version « femme », une version « mari ».

Quant à l’impact que ce diptyque a pu avoir aux Etats-Unis, on peut aisément l’imaginer lorsqu’on fréquente l’œuvre de James Salter, Russell Banks ou même Raymond Carver : cette objectivité pourtant non dénuée de sentiments, elle a fécondé semble-t-il tout un pan du roman américain, et ce pour des pages sublimes. Quiconque est sensible à ce type de roman devrait adorer Mrs. Bridge etMr.Bridge.

 

Didier Smal

 


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A propos de l'écrivain

Evan S. Connell

 

Evan S. Connell (1924-2013) a publié une vingtaine de livres, principalement des romans, plus des nouvelles, de la poésie et des essais, dont aucun n’avait eu les honneurs de la traduction en français jusqu’à cet hiver, moment où les éditions Belfond, dans leur très bonne collection Vintage, ont eu l’excellente idée de publier le diptyque parfait Mrs. Bridge (1958) et Mr. Bridge (1969).

 

A propos du rédacteur

Didier Smal

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Didier Smal, né le même jour que Billie Holiday, cinquante-huit ans plus tard. Professeur de français par mégarde, transmetteur de jouissances littéraires, et existentielles, par choix. Journaliste musical dans une autre vie, papa de trois enfants, persuadé que Le Rendez-vous des héros n'est pas une fiction, parce qu'autrement la littérature, le mot, le verbe n'aurait aucun sens. Un dernier détail : porte tatoués sur l'avant-bras droit les deux premiers mots de L'Iiade.