Mourir de penser, Pascal Quignard
Mourir de penser (Dernier Royaume IX) 10 Septembre 2014. 222 p. 18 €
Ecrivain(s): Pascal Quignard Edition: Grasset
Pascal Quignard nous convoque à son neuvième rendez-vous du Dernier Royaume. Moment de recul, de réflexion, d’étrangeté dans le paysage littéraire – ô combien par les temps qui courent ! – moment de penser, de mourir un peu. Quignard tisse son œuvre, à l’écart des modes, à l’écart des courants, à l’écart du temps. Sa préoccupation n’est pas inscrite dans l’événement, elle est à jamais insérée dans la condition des humains, dans sa singularité irréductible.
Nous l’avons déjà écrit ici, l’entreprise de Pascal Quignard se situe dans une tradition antique, gréco-romaine : celle du monologue philosophique. Héraclite, Marc-Aurèle en sont deux belles figures tutélaires. Le grand autre de Quignard – si tant est qu’il en faille un – est Montaigne bien sûr dans cette manière unique de philosopher : en murmurant, à mi-voix, sans asséner de grandes vérités à son de trompe. Se regarder vivre au sein des frères humains et commenter au fil de la pensée. Il y a chez Quignard le phrasé, la structure de pensée de Montaigne. Et il y a aussi ses vertus personnelles : modestie, obsession de la vérité, amour de la culture antique et universelle.
La dualité singulier/pluriel est au cœur du Dernier Royaume et donc de Mourir de penser. Elle est la question déterminante du savoir vivre depuis la plus haute Antiquité. Quignard l’a déclinée déjà dans tous les Opus de Dernier Royaume, et ici encore c’est d’entrée de jeu qu’il invite cette dualité - pour faire l’apologie du rare, du marginal, du minoritaire.
« Pauciores, dit Rachord à ses guerriers pour les détourner de Dieu.
Happy few, disait Stendhal à ses lecteurs pour les détourner de la communauté nationale.
Il faut comprendre l’usage de l’anglais chez Stendhal : il n’y a aucun mot en français pour dire le petit nombre.
Les romains possédaient ce mot magique de « paucitas ». Il faut imposer ce mot à la langue. Paucité contre majorité. »
Et Rachord, roi des Frisons à l’aube du VIIIème siècle, préfère l’appartenance au groupe, les racines ancestrales plutôt que la solitude. Ainsi, au moment du baptême, apprenant que ses aïeux sont en Enfer, il retire son pied de la cuve. Ainsi, il s’abstient de penser.
« Penser au risque de perdre l'estime des siens, au risque de quitter l'odeur humaine, au risque de s'éloigner du cimetière, au risque d'être banni de sa ville, au risque d'être excommunié, au risque de mourir, tué par les Français, dans la solitude d'une chambre d'auberge. C'est Spinoza. »
L’ombre de Spinoza est là tout au long de ce livre : penser au risque de mourir. Mourir de penser. On est loin de l’apologie de la démocratie qui s‘appuie sur le grand nombre. Quignard pense, Quignard se mouille donc. L’un singulier qui prend le risque détient la capacité à approcher éventuellement de la vérité. Jamais le grand nombre. Aventure dont Pascal Quignard dit le prix après Spinoza. C’est cher !
« Alors il faut penser en sentant. Il faut penser en pâlissant. Il faut penser en ayant un peu peur de ce qui va s’ensuivre. La pensée doit être passionnante à celle qui la découvre dans la surprise de découvrir. Elle ne doit jamais cesser d’être troublante, anxiogène, anxieuse, conflictuelle, traumatique, ou bien elle ne pense pas. »
Dans cette dialectique essentielle du sujet singulier et du nous collectif, Freud – et Lacan donc – occupent chez Pascal Quignard une place éminente. Ils sont au cœur d’un sens possible donné au sujet dans une condition où « l’homme est un animal sans genre, inhumain, sans essence, sans destin. »
Cette présence freudienne va jusqu’à influer de manière certaine sur le phrasé même de Pascal Quignard qui, par moments entiers, s’exprime dans une sorte de prosopopée toute lacanienne.
« Le coup de foudre dans l’amour nomme cette seconde fois. Cette seconde fois réattache soudain à l’inhérence d’origine – à l’inhérence fusionnelle. Pour Jacques Lacan, c’est ce qui n’a pas été admis dans le symbolique qui réapparait dans le réel. Dans tous les cas le premier temps est absent. »
C’est frappant dans ce livre la musicalité de Lacan, cette poésie de la langue de la pensée qui n’est pas la langue commune. Bien sûr, puisque penser c’est sortir du lot, du groupe, donc aussi un peu de la langue. Ou au moins de lalangue pour reprendre Lacan – celle qui nous colle au corps comme un organe.
Ce livre de pensées est aussi – surtout ? – un splendide et pur moment littéraire. L’écriture de Quignard est un bijou brillant et ciselé. Ses citations sont jubilatoires. Les figures symboliques qui scandent sa pensée sont inoubliables. Dans ce cercle sublime, retenons juste ceux qui incarnent le mieux le propos de Mourir de penser : Spinoza, Pétrone, Abélard, Ovide et
« Descartes – le moins français de tous les philosophes français et sans doute le meilleur – fuyant toute sa vie la France, mourant dans la neige. »
Le grandeur de l’homme est à ce prix : mourir de penser.
Leon-Marc Levy
VL5
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