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Mourir avant que d’apparaître, Rémi David (par Patrick Abraham)

Ecrit par Patrick Abraham 16.12.22 dans La Une Livres, Les Livres, Critiques, Roman, Gallimard

Rémi David, Mourir avant que d’apparaître, Gallimard, juin 2022, 166 pages, 18 euros.

Mourir avant que d’apparaître, Rémi David (par Patrick Abraham)

 

Est-il possible d’écrire un roman sinon raté, du moins médiocre et parfois ennuyeux malgré sa brièveté (162 pages) sur un sujet magnifique (risqué, bien sûr, mais magnifique) ? Rémi David, né en 1984, nous en fournit la preuve avec Mourir avant que d’apparaître, publié par Gallimard en juin 2022.

Les personnages de Mourir avant que d’apparaître appartiennent à l’histoire littéraire puisque la relation tumultueuse entre Jean Genet et Abdallah Bentaga, dédicataire du Funambule (1958), constitue la trame du récit. Rémi David retrace avec clarté et précision les étapes de cette relation : la rencontre d’Abdallah, âgé de dix-huit ans, avec Genet, grâce à Monique Lange, en 1955 ; le difficile apprentissage du funambulisme ; les premiers succès et les voyages à travers l’Europe pour échapper à la police française et à un ordre de conscription pendant la guerre d’Algérie ; la deuxième chute d’Abdallah, le contraignant à renoncer à sa carrière artistique ; l’éloignement progressif de Genet après l’entrée dans sa vie de Jacky Maglia, qui supplante peu à peu l’acrobate foudroyé ; le suicide d’Abdallah enfin, en février 1964. On croise, de chapitre en chapitre, outre Monique Lange, Olivier Larronde (belle évocation), Juan Goytisolo, Cocteau, Giacometti, Sartre.

Scrupuleusement, l’auteur recopie des lettres, reconstitue, non sans lourdeur, des conversations plausibles. La lecture n’est pas désagréable. Elle coûte peu d’effort, si elle ne séduit pas. Elle n’apprendra rien à ceux que l’existence et l’œuvre de Genet captivaient déjà. Elle s’avérera, pour les profanes, instructive.

Est-ce suffisant ? Non, on l’aura compris. La richesse documentaire du livre ne se conteste pas. Rémi David a effectué des recherches minutieuses, consulté le fonds Genet conservé à l’IMEC, interrogé Albert Dichy, l’un des meilleurs spécialistes genétiens. Mais cette documentation aurait pu trouver sa forme dans un essai biographique, une étude universitaire, une chronique journalistique ou, si l’on est plus méchant, un article de Wikipédia. Or Rémi David a voulu construire un roman – auquel manque l’essentiel : la capacité à se libérer des connaissances, justement, aussi exactes fussent-elles, pour les transformer en matière romanesque, pour les animer ; la capacité aussi à transformer des personnes réelles en personnages, acquérant par rapport à leurs modèles, dont ils portent les noms, cette autonomie, cette profondeur, ce mystère sans lesquels on reste englué dans le genre maladroit et convenu de la « biographie romancée » (équivalant des biopics au cinéma) ; bref, l’art de plaire, d’inventer avec légèreté ce que l’on ne sait pas, de maîtriser ce que l’on sait pour servir une narration habile.

Et puis, il y a la question du style, et nous nous montrerons moins indulgent encore. Comment peut-on, alors qu’on rend hommage au plus somptueux prosateur du XXe siècle, avec Mandiargues, écrire aussi platement ? Comment la glorieuse, la sévère maison Gallimard, où Jean Paulhan a exercé une autorité redoutable (et redoutée), a-t-elle laissé passer de telles niaiseries ? Citons, presque au hasard : « Abdallah écouta sans rien dire, sans pleurer, les mots confiés par sa maman au patron de Pinder » (page 15) ; « Genet était devenu la nouvelle mascotte du monde littéraire » (page 33) ; « Stressé, il se mit à rougir comme une pivoine » (page 35) ; « Les deux heures passées ensemble avaient filé en un éclair » (page 39) ; « son corps de quarante ans passés qui avait perdu tout son peps » (page 62) ; « lui était désormais addict à deux choses : au fil et à Genet » (page 120) ; « Genet se fit un sang d’encre » (page 125) ; « la noirceur revint à lui comme un boomerang » (page 141). Langue molle, pâteuse, où se plaque la parlure ordinaire, où les clichés s’accumulent, sans distance critique, sans travail d’appropriation, sans transmutation nécessaire, digne d’un élève de seconde besogneux ou d’un pigiste pressé. Comme dans les magazines hebdomadaires, on élimine ce qui troublerait une attention distraite : lexique et syntaxe simplifiés ; imparfaits du subjonctif, pourtant fréquents chez Genet, proscrits.

Tout cela est dommage car nous aurions aimé lire un grand livre, que mériterait la destinée douloureuse et, au pur sens du terme, tragique d’Abdallah Bentaga. Mais un grand livre requiert un minimum de talent, et Rémi David, avec Mourir avant que d’apparaître, fait plutôt figure, hélas, de tâcheron appliqué.

En 2015, la possession amoureuse d’Abdallah B. par Genet, la fascination (qui le tuera) d’Abdallah B. pour Genet avaient déjà inspiré Gilles Sebhan, bien plus doué que Rémi David, avec Domodossola. Récit inégal, d’ailleurs : réussi et prenant dans les chapitres où le narrateur, s’oubliant, nous mène jusqu’à Domodossola, la petite ville italienne dans laquelle Genet, déchiré par la mort de son amant, dont il ne se remettra jamais, se sentant coupable d’abandon, a tenté de se suicider en 1967 (nous l’y avons suivi ; comme face à la tombe de Larache, nous y avons songé à une espèce de louange) ; d’une nécessité plus variable lorsque ce même narrateur se raconte. On atteint ici, nous semble-t-il, les limites de l’autofiction : pour qu’elle intéresse, il faut qu’on juge la vie de l’écrivain autofictif, a priori ou a posteriori, intéressante, et rien, on en conviendra, ne nous y oblige. L’actualité récente, avec le Prix Nobel attribué à Annie Ernaux, offre à ce propos de quoi méditer.

Mourir avant que d’apparaître est donc une œuvrette décevante. Pas honteuse : décevante puisque les mêmes choses auraient pu être exprimées par un moyen autre que le roman, péché capital ; puisque la mention du mot « roman » sur la couverture ne relève, on le suppose, que d’une stratégie commerciale. La pesanteur bêtifiante du style renforce la déception, ou le malaise. Une phrase nous a marqué : Genet bavarde avec Monique Lange, employée chez Gallimard ; elle tape le manuscrit de quelqu’un qu’il n’aime pas : « Il ferait mieux de devenir pharmacien ou toubib, celui qui a écrit ça » (pages 31-32).

Nous n’aurons bien sûr pas la cruauté de renvoyer le conseil à Rémi David.

 

Patrick Abraham


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