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Morzine, une possession démoniaque au XIXème siècle (1ère partie) - Par Léon-Marc Levy

Ecrit par Léon-Marc Levy le 12.01.22 dans La Une CED, Les Chroniques

Morzine, une possession démoniaque au XIXème siècle (1ère partie) - Par Léon-Marc Levy

 

Au XIXème siècle, et encore assez tard au XXème, les points d’attroupements humains en montagne ont, dans la circulation de l’échange à l’intérieur des groupes, un caractère essentiellement introverti : la géographie difficile de ces régions fait de la communication avec l’extérieur un problème constant et souvent sans solution. Les petites communautés de villages savoyards sont structurellement induites à l’enfermement sur elles-mêmes, réduisant l’apport de l’extérieur au minimum vital. Les hivers sont longs et lourds de misère et d’angoisse. L’économie est fondée sur l’élevage et la petite et difficile agriculture de montagne. La formidable machine industrielle qui commence à quadriller l’activité humaine au milieu du XIXème siècle, la modernisation galopante de l’Europe de l’Ouest, de la France napoléonienne voisine en particulier (Napoléon III prend le pouvoir en 1861), n’affleurent même pas le haut-pays de Savoie et ses rudes paysans et bergers, ancrés dans leurs activités traditionnelles, et fort peu payantes, tournant autour du lopin de terre et des rares têtes de bétail.

La pauvreté est partout dans les villages. Des troupes de jeunes hommes, et de moins jeunes, émigrent régulièrement, à la belle saison, vers la Suisse voisine, plus riche, pour en rapporter quelques subsides pour l’hiver. Le sentiment est à l’amertume à Morzine, d’autant plus fort que quelques bourgs très proches, adossés plus bas au Lac Léman, voient s’installer peu à peu une relative prospérité : ainsi Thonon, Evian. Annecy également un peu plus au sud : c’est l’axe de communication entre la France et la Suisse. Croupir dans la misère sans espoir en période de plein essor économique voisin nourrit plus encore le sentiment d’abandon.

D’autant que les données politiques se prêtent étonnamment au développement de ce sentiment. Situation exceptionnelle : la Savoie est encore sarde en 1857, date de la crise démoniaque de Morzine. Or, depuis l’accession de Napoléon III au pouvoir en France, les relations entre ce pays et le royaume de Piémont se sont développées dans les meilleures conditions d’amitié et de coopération. L’influence qu’exerce Victor-Emmanuel sur les Sardes semble devoir rapidement jouer en faveur de la vieille revendication française sur la Savoie. Très ancienne revendication puisque la Savoie était française encore pendant la Révolution de 89. Accord au sommet entre chefs d’états, et dont l’issue ne fait de doute pour personne, en dépit de l’opposition de forces populaires italiennes et des garibaldiens en particulier.

Cette situation politique entre-deux va tisser une trame très particulière et dessiner un étrange créneau dans cette région des Alpes. Pas encore française mais déjà considérée comme perdue pour les Sardes, la Savoie va connaître entre 1852 et 1857 un très sensible relâchement dans la gestion politique. La période fait parenthèse et est marquée par l’éloignement de la machine d’état sarde, non encore remplacée par la française. Et cet éloignement est vécu par les Savoyards comme un abandon. À la demande d’aide et de subsides matériels, à la demande d’un discours unificateur apte à fournir un cadre à défaut d’espoir, à leur profonde misère, les villageois de la région ne reçoivent de l’état sarde que son silence pesant et ses collecteurs d’impôts qui viennent accroître encore la difficulté de vivre. Les seules figures repérables d’un magistère étatique sont celles de quelques fonctionnaires isolés, gendarmes ou percepteurs, piètres résidus d’une gestion d’état qui bat de l’aile.

Pour compléter le tableau dans lequel le théâtre du Diable va installer ses tréteaux, il nous faut parler de l’église et de ses troupes. Profondément ancrée dans la tradition savoyarde, ne voyant son autorité sur les âmes contestée par aucune autre force idéologique, elle entretient patiemment des mentalités tissées d’un interminable cortège de croyances, de mysticisme, de lectures magiques du monde.

On vit en cercle clos, dans une ronde incessante de terreurs colportées par la parole tout au long des longues veillées hivernales. Le monde est limité aux murs montagneux qui entourent Morzine, coupant le village du monde dans une métaphore parfaite, à peine ébréchée de deux ouvertures au fond de vallées. La seule activité consiste en les gestes de survie de chacun, l’échange humain et culturel n’a d’autre horizon que le cercle des montagnes. Les légendes courent et se nourrissent entre elles. La grande promiscuité rend les rapports sociaux facilement agressifs, suicides et meurtres sont fréquents. Le sexe se conjugue souvent dans l’illicite : adultères, incestes, viols trouvent un terrain propice pour fleurir, les on-dit le colportent, le voisin louche curieusement sur les seins naissants de la petite Violaine, on voit trop souvent le garde-champêtre du côté de la laiterie. C’est une chose bien étrange que la fille Martin soit toujours dans l’atelier de son père. Le trouble pervers de chacun se trouve projeté sur l’autre, les esprits sont à la méfiance, à la dénonciation.

Angoisse d’abandon, misère matérielle, superstitions, sexualité à fleur de discours, le mélange qui circule en vase clos est détonnant. C’est là, qu’un matin de mars 1857, une petite fille nommée Péronne Tavernier, manifesta les premiers signes d’une bien étrange maladie. Quelques heures plus tard, elle tombe comme morte sur son banc… Le mystérieux mal la prend à nouveau quelques jours plus tard et se propage. Marie, une amie, succombe à son tour ; puis une dizaine de filles de l’école.

On ne le savait pas encore mais le Diable venait de planter ses tréteaux pour faire de Morzine la scène d’une longue représentation – elle durera plusieurs années – dont il sera le héros central mais où médecins, curés, gendarmes et magistrats fourniront une abondante figuration.

 

À suivre.

 

Léon-Marc Levy


  • Vu: 1975

A propos du rédacteur

Léon-Marc Levy

 

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Directeur du Magazine

Agrégé de Lettres Modernes

Maître en philosophie

Auteur de "USA 1" aux éditions de Londres

Domaines : anglo-saxon, italien, israélien

Genres : romans, nouvelles, essais

Maisons d’édition préférées : La Pléiade Gallimard / Folio Gallimard / Le Livre de poche / Zulma / Points / Actes Sud /