Morales espiègles, Michel Serres (par Charles Duttine)
Morales espiègles, février 2019, 91 pages, 7 €
Ecrivain(s): Michel Serres Edition: Le Pommier éditions
Une éthique de l’espièglerie.
On connaît les remarquables travaux de Michel Serres, en tant qu’épistémologue et historien des sciences. La série des Hermès I à V, de La communication (1969) au Passage du Nord-Ouest (1980), nous avait ravis par sa rigueur et l’éclat de ses analyses. Dans son dernier ouvrage, il change de registre et « entre en morale, comme en terre exotique, sur la pointe des pieds » écrit-il.
Ce livre relève d’une commande à laquelle Michel Serres a répondu, celle des Editions Le Pommier qui fêtent leurs vingt années et qui ont demandé à notre Académicien un texte de circonstances. A vingt ans, on reste espiègle, vif, malicieux sans méchanceté. Et on le reste quel que soit l’âge et qu’on s’appelle, foi de gascon, Michel Serres. D’où cet ouvrage Morales espiègles. Un titre fanfaron qui ferait frémir un austère kantien ou qui décevrait peut-être un esprit nietzschéen pour son aspect légèrement édulcoré.
Et l’espièglerie se voit décliner sous ses différentes formes.
Tout d’abord, Michel Serres nous fait l’éloge du « chahut », celui que pratiquent les potaches ou qui anime les charivaris estudiantins. Pourquoi cet éloge du chahut ? « Parce que le chahuteur supporte mal la hiérarchie, le dogme ou le prêt-à-penser ». Et l’auteur de raconter quelques anecdotes savoureuses telles qu’elles ont été vécues du côté de la rue d’Ulm ou dans un pensionnat de province. Mais, pour notre dialecticien, le chahut doit s’accompagner d’obéissance. D’où cet aveu : « Et donc oui, je confesse avoir chahuté toute ma vie, par dérision envers les hiérarchies lourdes ou sottes, et pour honorer la pensée vive et libre, mais j’ai obéi toute ma vie. Le moins possible à la grosse bête sociale, toujours aux choses elles-mêmes ».
Il faut donc accepter d’être chahuté notamment par les éléments qui invitent à l’humilité. L’ancien élève de l’Ecole Navale que fut Michel Serres rapporte ses expériences de marin où bousculé par une mer de force 7, il est ressorti meilleur. « Où chercher des travaux pratiques de morale ? A bord, par un chahut assourdissant sous sept-cent soixante-dix millibars ». Et haro sur les tricheurs qui évitent poliment d’être chahutés par la dureté des choses mais qui savent si bien se soumettre aux conventions pour mieux les contourner. D’où cette nécessité, celle de savoir se frotter à l’exigence de la réalité, à sa vérité et à sa lumière.
Eloge également de la « douceur », du « don » et du « pardon ». La douceur, cette « douceur si doucettement douce » selon les mots de Ronsard qui apparaissent en épigraphe, devrait être l’aune à laquelle nous entrons en relation avec les autres, selon Michel Serres. Elle doit venir tempérer notre espièglerie. Méfions-nous de certains rires qui peuvent être « durs », optons pour les « rires doux ». Aux adeptes des réseaux sociaux, Michel Serres lance cette mise en garde : « Il suffit d’une alliance à plusieurs espiègles narquois pour que la plaisanterie tourne au lynchage, dont la victime peut mourir. Il suffit d’une rumeur, vite propagée pour que la calomnie assassine. Jeunes gens, ne vous moquez pas trop, vous pourriez tuer… Je préfère le rire rare, qui, sans jamais blesser, tend à la tendresse ». Suit l’éloge de quelques fanfarons riches en « gasconnades » qui provoquent ce rire mou, tendre et doux, Matamore, Cyrano évidemment, Don Quichotte, ou encore les deux Capitaines, Fracasse et Haddock ! On pourrait rajouter le personnage de Till Eulenspiegel, personnage bouffon du nord de l’Europe, d’où vient le mot « espiègle ».
Eloge ensuite du vrai don qui est « transitif » non pas réciproque ni marqué par l’intérêt. Celui qui donne à l’autre, fait naître chez celui-ci, à son tour, le désir de donner à un autre troisième. L’ancien professeur de Stanford illustre cette idée par l’exemple de l’enseignant qui éveille le goût du savoir chez son étudiant, ce dernier le transmettant à d’autres. Ainsi est lancée une chaîne dynamique et bienfaitrice. Enfin Michel Serres de louer le pardon, « le superlatif du don » qui associé à la notion juridique de prescription devrait, selon lui, nous libérer du ressentiment, de la vengeance et de l’amertume. « Doux et inventifs, pardon et prescription délivrent du cauchemar collectif, que dis-je, de l’enfer où la vendetta pérenne précipite ». Ces passages trop courts sur le pardon font immanquablement naître la perplexité. Il y aurait tant à dire sur cette question. On pense aux réflexions de Jankélévitch et, à la suite, à celles de Derrida. Comment envisager le pardon devant l’impardonnable ? On sait que pour Jankélévitch, le pardon a disparu dans les camps de mort. Et pour Derrida, si le pardon existe, il relève de « la folie de l’impossible »…
Finalement, un tel ouvrage, malgré sa brièveté, a le mérite d’un pétillement intellectuel. On se sent stimulé à chaque page de ce livre, ce qui reste une qualité essentielle. Inquiétude et légèreté se marient ici ensemble, le temps d’une lecture.
Charles Duttine
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