Monsieur Néant, Emmanuel Moses (par Philippe Leuckx)
Monsieur Néant, éditions La Bibliothèque, mars 2019, 160 pages, 14 €
Ecrivain(s): Emmanuel Moses
Dans une belle présentation des éditions La Bibliothèque, avec rabats et typographie soignée, voici le 33ème livre de l’auteur français, né en 1959, qui publie poèmes, récits et romans depuis 1989 chez une dizaine d’éditeurs reconnus (Gallimard, Obsidiane, Grasset, Le Seuil, etc.).
Ce roman, à l’étrange personnage, décalé, reclus, assez solitaire pour être toujours un peu en défaut par rapport à la société, nous vaut une très belle écriture et une atmosphère, que l’on ne trouve guère dans les ouvrages de consommation courante. Ici respire le style. Ici, loin de toute narration formatée, respirent les petits chapitres tissés de rencontres et d’anecdotes hautes en couleurs pour un personnage quasi anonyme, perdu dans son immeuble, dans la ville, mais qui arrive toutefois à se donner des vacances. Vacance d’esprit libéré de tant de contraintes qui lui collent à la peau ? Qui sait ?
Les personnages croisés ici semblent sortir d’un temps devenu rare, celui des immeubles, celui de la concierge, toujours bien renseignée, qui énonce en spécialiste des faits divers mortels. Ce psittacisme funéraire est à la source de plusieurs scènes assez burlesques, puisque notre Madame Adelina n’intervient que pour annoncer le dernier décès : petit coup de théâtre qui se répète à l’envi, qui interrompt dans son parcours déjà encombré notre Monsieur Néant, toujours à côté de ses pompes et qui ne sait que dire.
Dans le choix de ce patronyme, lourd à porter, peut-on voir sans doute le monsieur « personne » de l’illustre Portugais, gagné par la volonté expresse de déroger à toute publicité et qui ne fit que changer de logement pour échapper à ses connaissances.
Néant traverse l’existence avec cette préhension difficile des codes, des usages, même des jeux de cartes ou de dés où, le moins qu’on puisse dire, il ne brille pas non plus. Aussi certains ne se privent pas de moquer ce personnage qui, décidément, trop lunaire pour eux, agace et fait rire.
En petits chapitres, voici des moments grandioses d’un petit bonhomme, mal né, à l’embonpoint qui le fragilise, à la quête de normalité dans un monde qui ne saisit guère les différences si ce n’est pour les pourfendre rageusement.
Pointons l’épisode hilarant de l’huissier qui déboule et qui ressort guilleret ! Pointons l’exclusion de notre antihéros de « l’association des hypersensibles chroniques » !
Et le désert de l’ultime page n’est pas que symbolique : un anonyme creuse le désert autour de lui. Que retiendra-t-on de sa vie parcellaire ? Rien sans doute. « Teorema » voyait un de ses protagonistes se dépouiller littéralement, quittant la gare de Milan. Le personnage de Néant n’en est pas loin.
Moses réussit à donner vie, chaleur, épaisseur à un personnage qui pourrait rebuter tant ses qualités sont voilées, cachées par une inexistence notoire. Les tics, les hésitations, les codes semblent le noyer dans une indécision imparable.
Nourri de grands auteurs, Moses dévide un univers personnel. Cet amateur de Prague transmet ces ambiances surannées ou anachroniques qui font tout le prix des rues, quartiers non encore gagnés par la modernité. D’ailleurs, Monsieur Néant échappe à cette société-là par un de ses atouts, bien caché dans la texture de ses mots et de ses modes, de n’être que de son « temps », celui des souvenirs, de ses anciens, et cette temporalité est peut-être bien l’insigne talent d’un romancier qui offre à sa pauvre créature une liberté illimitée de n’être que lui-même, en dépit de tout, des attentes d’autrui, et pourquoi pas du lecteur.
L’économie de ce petit article m’empêche d’évoquer la complexité d’un roman, assez bref, riche de toute une réflexion sur les noms, l’étymologie, les loisirs, dont il faut souligner les qualités d’humeur et d’humour (beaucoup de séquences cocasses ou tragicomiques : l’épisode du téléférique bloqué, entre autres).
En chacun de nous sommeille sans doute un Néant quotidien, dans un monde déshumanisé, il nous rappelle à nous-même, pour éviter qu’on ne sombre dans le vrai « néant », celui des gens qu’on ignore, qu’on méprise, que l’argent écrase.
Rédiger tout un roman sur une personne jaugée par d’autres comme insignifiante relève d’une éthique qui nous fait plaisir.
Philippe Leuckx
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