Monde arabe : les racines du mal, Bachir El-Khoury, par Gilles Banderier
Monde arabe : les racines du mal, Bachir El-Khoury, Actes Sud Sindbad, février 2018, 252 pages, 22 €
On peut à présent le déclarer avec l’absolue sûreté du coup d’œil rétrospectif, le « printemps arabe » a été un échec cuisant, à la mesure des espoirs qu’il a suscités. L’étincelle qui mit le feu aux poudres fut (sans mauvais jeu de mots) le suicide, dans des circonstances atroces, d’un jeune marchand de légumes ambulant, Mohamed Bouazizi. De ce personnage, un des plus importants de l’histoire arabe contemporaine, il n’existe guère de photographies, si ce n’est celle d’une momie agonisante allongée sur un lit d’hôpital, partiellement recouverte d’une sorte de plaid rouge, qu’on imagine bien dans une maison de campagne, mais qui apparaît étrangement incongru dans un service des grands brûlés. Présent sur le cliché, le président Ben Ali se doutait-il que ce corps détruit le ferait chasser du pouvoir, aussi efficacement que des milliers de soldats armés fomentant un coup d’État militaire ? Le geste de Mohamed Bouazizi a peut-être d’autant plus frappé les esprits que l’immolation par le feu est un mode de suicide et de protestation étranger au monde arabe. Ce geste désespéré fit des émules à travers la Tunisie, par un phénomène mimétique, avant que la contestation ne s’étende bien au-delà.
La suite des événements balaya non seulement Ben Ali, mais encore deux figures aussi inamovibles que Moubarak et Kadhafi (bien que la chute du dictateur libyen ait été précipitée de l’extérieur, après qu’il avait publiquement renoncé à doter son pays d’armes nucléaires : un exemple que Kim Jong-Un a probablement médité).
Tout ça pour quoi ? Pas grand-chose. Certains pays, comme l’Égypte, sont revenus à la situation antérieure et paraissent s’en satisfaire. D’autres ont sombré dans un chaos d’où est sorti un monstre noir, l’État islamique, dont les exactions filmées, diffusées et amplifiées par le réseau Internet, ont terrifié le monde entier. Tout en disposant, selon certaines sources, de moyens financiers supérieurs au PIB de la Russie (p.110), l’État islamique a favorisé un terrorisme de proximité et peu coûteux (les armes ont beau être proscrites en France, il semble presque aussi facile de s’en procurer qu’aux États-Unis).
Les problèmes découlant du « printemps arabe » sont minutieusement examinés par Bachir El-Khoury dans son essai. Commençons par enlever l’écume du plat : l’auteur est journaliste et ne résiste pas à certaines faiblesses langagières du journalisme francophone : « le chômage n’a pas chômé » (p.76), « ces espoirs ont été douchés » (p.84), « les plus basiques » (p.107-216). Précisons : M. El-Khoury est journaliste économique et il étudie les effets du « printemps arabe » sous un angle socio-économique : là réside l’intérêt de son travail mais aussi ses limites.
Tout se passe comme si le monde arabe était le théâtre de phénomènes qui se produisent également ailleurs, tout en faisant preuve d’une incapacité particulière pour les régler : la démographie y est galopante, mais tel est aussi le cas en Chine, en Inde (la population y a triplé entre 1950 et 2015, p.33) ou à Singapour. Le chômage y est au niveau le plus élevé de la planète (p.29), mais la pénurie de travail sévit dans de nombreux pays. Ce chômage touche particulièrement des individus diplômés (p.31), mais la France distribue elle aussi des diplômes sans valeur et il n’est pas rare de croiser des caissières de supermarché ayant fait plus d’études que leurs clients. On pourrait à bon droit penser que la manne pétrolière, qui a transformé des déserts parcourus de caravanes bédouines en pays riches et influents au plan international, eût été une bénédiction ; même pas, écrit M. El-Khoury, car les ressources pétrolières ont transformé les économies arabes en économies de rente, peu portées sur l’innovation. À propos du pétrole se manifestent les limites de l’approche économiste retenue par l’auteur, car s’il existe bien une économie de l’or noir (que le monde arabe extrait grâce à l’aide de compagnies occidentales), il y a également une politique, voire une géopolitique de l’or noir. Les fluctuations du baril ne s’expliquent pas seulement, de façon classique, par la loi de l’offre et de la demande, mais également par des considérations politiques (le premier choc pétrolier était une réponse à la guerre du Kippour). Si les prix ont baissé, c’est plus pour rendre non-rentable l’exploitation des schistes nord-américains (qui permettraient aux États-Unis d’être autosuffisants) que parce qu’on a développé de nouvelles sources d’énergie (il y a peu de chances que des voitures roulent et que des avions volent grâce aux énergies solaire, éolienne ou hydraulique. Et imagine-t-on une vie sans les matières plastiques ?). L’avertissement de cet homme cultivé et occidentalisé qu’est le cheikh Yamani (« L’âge de la pierre n’a pas pris fin faute de pierre, et l’âge du pétrole ne s’arrêtera pas faute de pétrole », cité p.149), pour séduisante que soit la formule, doit être considéré avec prudence. En outre, les exemples du Venezuela et de la Norvège peuvent être invoqués a contrario : la catastrophe sociale dont pâtit le premier est due avant tout à la mise en œuvre d’une politique par avance vouée à l’échec (p.151). La baisse des prix de l’or noir n’affecte pas le moins du monde la Norvège, qui a su faire un bon usage de sa richesse : il est peu connu qu’un tiers des Champs-Élysées est détenu par des fonds souverains norvégiens.
La hausse et la baisse du pétrole n’expliquent ni pourquoi la Tunisie se retrouve dans les tréfonds du classement PISA (p.144), ni pourquoi le monde arabe dans son ensemble publie moins de livres que la Belgique, ni pourquoi il en traduit cinq fois moins que la Grèce. Le pétrole n’explique pas la médiocrité des universités arabes, même dans des domaines comme les mathématiques fondamentales, peu exigeants en matériel.
Quittons un instant les graphiques qui émaillent le livre de M. El-Khoury et prenons une carte : au milieu du monde arabe et de ses difficultés, il se trouve un petit pays dont une partie du territoire est désertique (ce qui le rapproche, au moins au point de vue climatique, de nombreux pays arabes), mais qui ne possède pas une goutte de pétrole (Golda Meir s’en offusquait ironiquement, en incriminant Moïse et son mauvais sens de l’orientation). L’économie de ce petit pays fait preuve d’un dynamisme insolent, malgré le poids d’un état de guerre permanent. Comment expliquer cette réussite, dont la clef USB constitue la vitrine et le talisman, même si tout n’est pas rose en Israël (dans quel pays tout est-il rose ?), réussite qui rend d’autant plus amer l’échec du monde arabe ? Cette situation ne s’explique pas par un quelconque mektoubou un mauvais génie. À coup sûr, les explications d’ordre économique ne suffisent pas. L’essai de sociologie du djihadiste fourni par M. El-Khoury (p.102-103) fait penser aux propos de M. Macron, alors ministre, qui expliquait les attentats du 13 novembre 2015 par des « fermetures dans notre économie ». Le facteur religieux n’explique pas tout non plus (l’Indonésie, plus grand pays musulman de la planète, fait rarement parler de lui), mais ne saurait être entièrement passé sous silence. M. El-Khoury évoque (p.16) « l’islam perverti ». Fort bien. Mais qu’est-ce que l’islam non perverti ? À part de lumineuses exceptions, d’autant plus lumineuses qu’elles se détachent sur un fond sombre, jamais l’islam n’est apparu au cours de son histoire séculaire comme une religion paisible, intériorisée, favorisant la rationalité et l’esprit critique. Peut-être le problème est-il là. La tension entre les promesses du Coran (3, 110 : « Vous êtes la meilleure communauté qu’on ait fait surgir pour les Hommes ») et la très décevante réalité nourrit une amertume dans les esprits, alimente les théories du complot (sioniste, de préférence, mais d’autres collectivités peuvent aussi bien faire l’affaire) : s’il n’y a que peu de domaines où l’oumma fasse mieux que les mécréants, cela ne peut être dû qu’à une conspiration. Du fait de leur antiaméricanisme virulent, qui leur interdit d’écrire en anglais, les Iraniens publient plusieurs revues internationales dans un français de très bonne qualité. M. El-Khoury cite (p.131, note 3) un article paru en septembre 2013 dans la Revue de Téhéran : « La tradition et le savoir médical iraniens furent célèbres tout au long de la période préislamique ». Pourquoi insister sur la « période préislamique » ? Que s’est-il passé depuis ? Et qu’en est-il du rôle de la langue arabe, qui part du religieux et y revient sans trêve (on lira la lettre ouverte de l’écrivain tunisien Mohamed Sadok Lejri, publiée le 11 août 2015) ?
Malgré l’objectivité de rigueur dans un travail d’économiste, M. El-Khoury ne dissimule pas tout à fait ses antipathies, vis-à-vis du maréchal al-Sissi, qui met en œuvre une politique rooseveltienne de grands travaux (p.200-201 : rarement l’adjectif « pharaonique » aura été aussi bien choisi) ou à l’égard d’Israël (p.236), alors qu’il s’agirait d’un modèle dont il conviendrait que le monde arabe s’inspire.
Gilles Banderier
Correspondant à Beyrouth pour le Journal du Dimanche et La Tribune de Genève, ancien responsable économique au quotidien libanais L’Orient-le-Jour, Bachir El-Khoury est diplômé en économie de l’université américaine de Beyrouth.
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