Mon Père et ma Mère, Aharon Appelfeld (par Gilles Banderier)
Mon Père et ma Mère, octobre 2020, trad. hébreu, Valérie Zenatti, 298 pages, 22 €
Ecrivain(s): Aharon Appelfeld Edition: L'Olivier (Seuil)
Il paraît qu’à mesure qu’on vieillit, les souvenirs d’enfance se font de plus en plus nets et précis. Des scènes qu’on croyait totalement effacées de la mémoire (ou jamais enregistrées) ressurgissent avec la couleur d’un événement qui se serait déroulé hier. « Les années n’améliorent pas la mémoire, mais les scènes d’enfance ont une longue vie » (p.264). Chacun, à condition de bénéficier d’une belle vieillesse, pourra le moment venu vérifier si cela est vrai ou faux. Pour l’écrivain, il y a là un matériau de premier choix : « Contrairement au souvenir précis, la réminiscence puise dans le réservoir de visions qui se sont déposées en vous. Vous puisez lentement, comme lorsqu’on remonte un seau du fond d’un puits sombre » (p.65). En 2013, Aharon Appelfeld publiait Mon Père et ma Mère. L’écrivain israélien, né en 1932, avait atteint les rives du grand âge et pouvait donc observer le phénomène décrit plus haut.
Ce ne sont pas des mémoires, mais un roman autobiographique, avec toute la distance subtile que cela implique. Le narrateur, un jeune garçon entre 10 et 11 ans qui se prénomme Erwin (le prénom de naissance d’Appelfeld), passe comme chaque année ses vacances d’été dans une petite maison au bord du Prut, un affluent du Danube. Il n’y est pas seul car, outre ses parents, de nombreuses personnes, la plupart juives, sont également en villégiature. Un milieu de ce genre est un terrain fertile pour l’observateur. De plus, tout le monde sait, tout le monde sent, qu’une catastrophe est dans l’air. Personne n’a oublié la Première Guerre mondiale et il est patent que quelque chose d’autre se prépare, peut-être de pire. Il y a du Stefan Zweig dans ce récit, qui raconte à hauteur d’enfant la fin d’un monde et la naissance d’un écrivain (« je craignais l’écriture. Au fond de moi, je savais qu’elle était liée à une observation douloureuse, mais je ne m’imaginais pas qu’avec le temps elle serait un abri, un refuge, où non seulement je me retrouverais, mais où je retrouverais aussi ceux que j’avais connus et dont les visages avaient été conservés en moi », p.193).
Au cœur de ce monde, outre le jeune garçon lui-même, se trouvent ses parents, qui ne forment pas un couple véritablement uni. La mère, douce et aimante, paraît toujours dépassée et effarée par le comportement de son mari, qu’elle devrait pourtant bien connaître, mais avec qui elle semble en désaccord permanent. Le père, quant à lui, affiche un « cynisme toxique » et robuste.
Dans cette région de la Mitteleuropa, l’antisémitisme n’est jamais enfoui très profondément. Ni le père, ni la mère ne sont des Juifs observants et la remarque vaut également pour les autres vacanciers. Une des rares fois où le vernis sarcastique et irréligieux du père se fissure, c’est lorsque, dans une scène placée au milieu du livre, il visite un petit monastère et s’entretient avec un moine qu’il connaît de longue date. Ce dernier, comme tous les moines, est loin de ce que nous nommons, peut-être à tort, « la vraie vie », mais possède une capacité à discerner l’essentiel. « Le peuple de Dieu ne prie pas », souffle-t-il au père d’Erwin juste avant de lui donner une petite leçon d’hébreu. Ni l’auteur ni le narrateur ne tirent de conclusion, mais on doit remarquer que, par un paradoxe sinistre, la catastrophe s’abattit sur ces Juifs assimilés à la culture allemande et de plus en plus détachés de leur foi.
On doit, pour finir, louer la magnifique langue dans laquelle ce roman est traduit.
Gilles Banderier
Aharon Appelfeld (1932-2018) a publié quarante-cinq livres. Il est lauréat de plusieurs prix, dont les prix Nelly-Sachs et Médicis étranger.
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