Mon chemin de terre, Armand Vial, par Nadia Agsous
Et tout a cessé
C’est avec ces quelques indices que j’introduirai le dernier livre d’Armand Vial, Mon chemin de terre : un homme marchant seul dans la rue, la nuit, un lieu désert, des traces manuscrites et photographiques… C’est précisément à proximité d’un poteau électrique que cet homme-mystère qui se révèle à nous, peu à peu, au fur et à mesure de l’avancement du récit, trouve « un carton éventré » dans lequel sont entreposées des feuilles « de papier blanc recouvertes de lignes d’écriture noires » et une enveloppe comportant douze photographies. Que contiennent ces textes ? Que représentent ces photos ? Que font-ils dans ce lieu insolite à cette heure de la nuit ? Qui est l’auteur de ces textes ? Qui a pris ces photos ? Qui est cet homme qui erre dans la nuit ? Quel est le lien entre lui et le contenu des feuilles ? Par quel hasard ce tas de feuilles réparti en trois sous-chemises en papier, rouge, blanche et jaune et ces douze photographies ont-ils été mis sur son chemin ? Faits réels ou imaginés ? A des fins fictionnelles ? Bouffées délirantes plutôt ?
Dès le début, Armand Vial, auteur-narrateur narrant, laisse planer le doute au sujet de l’identité de la personne qui a écrit les textes trouvés dans le carton. « Le lecteur de ces pages, de cet ensemble de textes, est en droit, tout comme moi de se demander qui est réellement l’auteur » écrit-il. Quel est le sens de cette interrogation qui, d’emblée, pose la question de la place de l’auteur dans ce livre qui, par moments, prend des allures autobiographiques ? Autobiographiques car à travers ce récit, et plus précisément dans deux chapitres, le second étant essentiellement photographique, la voix narrative de l’auteur nous livre une partie de ses souvenirs d’enfance passée dans un bourg situé en Petite Kabylie où un chemin de terre menant à l’école et au village a joué le rôle « d’une école secrète » pour ce narrateur qui, à cette époque, avait 8 ans à peine.
Alternant passé – le récit nous propulse au temps de la guerre d’indépendance d’Algérie – et présent, le narrateur narrant nous introduit dans son intimité se laissant voir dans sa fragilité, sa solitude, ses errances dans les rues de la grande ville désordonnée, passant son temps à ramasser dans des sacs en plastique des détritus à des fins de créativité ; mettant à nu ses errances spirituelle, mémorielle, existentielle, dans son atelier, s’affairant à mettre de l’ordre, à classer, à archiver ; quoi ? Son chemin parcouru, de l’enfance à l’âge adulte. Pourquoi ? Car elle est là, elle tourne autour de lui, elle rôde parmi les feuilles et les photographies amassées tout au long de sa vie ; elle est là car il arrive un temps où tout doit cesser. Intemporelle, incolore, indolore, insidieuse, cette ombre invisible s’est invitée dans l’atelier de l’auteur, antre de ses souvenirs, de ses rêves, de ses blessures ; elle s’y est imposée sans y avoir été conviée. Parviendra-t-elle à le faire cesser ?
« Il faut que moi je cesse » nous dit l’auteur marquant son emprise sur son existence. Cessera-t-il ?
A travers l’entretien qui suit, Armand Vial nous livre des éléments de compréhension de son Chemin de terre narré sur un ton dénué de nostalgie mais gorgé de tendresse et d’humanité. Sans aucun doute, ce livre parlera à votre sensibilité, à vos souvenirs ; sans aucun doute, il alimentera vos rêves.
Nadia Agsous : Un chemin de terre est au centre de vos souvenirs d’enfance. Au sens propre, ce chemin est une voie qui mène à l’école et au village ; c’est aussi un lieu de jeux, de rencontres, de convivialité, de partage. Ce chemin semble avoir également un sens métaphorique. Quel est-il ?
Armand Vial : C’est sur ce chemin que l’enfant que j’étais s’est ouvert au monde et à ses mystères, et surtout à cette sensualité ambiante, y compris bien entendu les pieds nus des femmes, mais aussi et dans le même temps à la mort, à la violence. Comme le démontrent des psychiatres, un individu se construit dès sa petite enfance. Si je puis dire, c’est ce chemin qui m’a façonné. C’est à partir de ce chemin, des traces laissées en moi par ce chemin, de façon consciente et très souvent inconsciente, que ma vie, mon travail artistique, mon regard sur le monde et sur les humains se sont construits, ont été éclairés. Ce chemin est donc pour moi une sorte de miroir qui transcende le temps et l’espace. Il est aussi l’image d’une quête, d’une quête toujours en cours, d’une quête existentielle. Un chemin avec sa terre, mais aussi ses pierres, ses trous, ses bosses…
Le départ précipité du bourg est un énorme point d’interrogation pour l’enfant que vous étiez, âgé à peine de 8 ans. Il est perçu négativement car il est imprévu et brutal. Ce départ est un arrachement ; il est vécu comme « une déchirure ». Qu’est-ce qui a provoqué cette rupture traumatisante ?
Deux faits se conjuguent ici pour comprendre cette déchirure, cette rupture traumatisante. Le premier est d’ordre historique. La guerre est là, présente. L’école et le village se trouvent entre deux maquis. Jusqu’au jour où le « gardien » de l’école, Mr B., vient annoncer que les habitants du village ne peuvent plus se porter garants des instituteurs, mes parents, et leur conseille de quitter le village, dans l’impossibilité d’assurer leur sécurité.
Le second, tout en étant d’une autre nature, se conjugue au premier. Alors que cet enfant, comme ses copains et copines, s’ouvre à la vie, à ses mystères, ses joies, mais aussi à la violence et à la mort, s’impose à lui ce départ qui pour lui est inexpliqué, inexplicable. Comme ses copains et copines, il n’est pas en âge de comprendre les raisons et enjeux de cette guerre. Il ne voit qu’une chose : son monde s’écroule soudain. Que va-t-il devenir sans ses copains et copines, sans leurs jeux, leurs escapades, leurs rêves, le chemin, la source etc… ? Pour lui, remonter une dernière fois ce chemin est la marque matérielle, sensible, charnelle de l’absurde.
Des années plus tard, vous retournez sur les lieux de votre enfance. Qu’avez-vous trouvé ?
Premier moment, le lieu, ce petit village était en moi depuis l’enfance. Deuxième moment, pour une quantité de raisons, je n’imaginais pas un jour remettre physiquement mes pieds sur cette terre. Puis : d’abord retour en Algérie… et là… la présence du lieu redevient concrète, ce n’est plus qu’une image fondatrice, c’est une réalité à quelques kilomètres seulement de là où j’habite. Puis, double sensation, double posture : une certaine appréhension de revenir sur le lieu… non pas par nostalgie quelconque, mais par crainte de ne retrouver qu’un lieu bouleversé par le temps et l’histoire, sans rapport intime avec moi ; et dans le même temps, cette attitude qui fait que l’on repousse le plus possible le moment de la rencontre intime, pour lui donner encore plus d’intensité, de force, de plaisir.
Quel était votre ressenti ?
Quand, enfin, je suis passé à l’acte, plusieurs sentiments se sont superposés : l’étonnement de retrouver ce lieu peu changé en apparence, et du soulagement : oui c’était bien lui ! Comme une femme aimée que l’on retrouve des années après, que l’on n’a pas oubliée, à qui on a souvent pensé, et qui malgré quelques traces du temps, conserve tout son éclat, toute sa lumière. Et là encore sensations mêlées : les ruines de mon école encore présentes… la lumière, les modestes demeures, le paysage, et fait inattendu bien qu’espéré, l’accueil plus que chaleureux et ému dans la famille de Monsieur B. Eux aussi ne s’attendaient pas, là-haut dans leur montagne à voir débarquer un jour le fils des instituteurs respectés, aimés, protégé dont la famille gardait le souvenir.
Comment expliquez-vous ce besoin de retourner sur votre chemin de terre ?
Pourquoi y être retourné ? Encore une fois pas par nostalgie. Quelque chose en moi me demandait, me poussait à y retourner, peut-être pour me convaincre que ce n’était pas un rêve, une histoire d’enfant, un conte, peut-être aussi pour me prouver que ce lieu, ce chemin, était bien le mien, au plus profond, au plus intime de moi. Je voulais retrouver ce lieu pour y reprendre des forces, pour poursuivre, pour continuer à me battre, à rêver, à espérer.
Le livre est agrémenté de photographies en noir en blanc. Ces photos mettent en scène une grenade, des pieds de femmes nus, le chemin de terre recouvert de goudron, des paysages. Quel est le rôle de ces photos ?
La photographie, jusqu’ici, tenait plus de place que le texte, même si tous mes livres de photos sont accompagnés de textes que j’écris. Ici, le point de départ était bien le texte. Mais nous sommes en 2017, je m’exprime en langue française et je suis façonné par la culture, disons occidentale, car elle n’est pas que française. Dans ce contexte, chacun sait, et de nombreuses études y font référence, que la littérature a été profondément influencée par l’image photographique, influencée dans la forme et le fond. D’autres études nous démontrent que pour certains photographes, la photographie est une écriture au sens plein du terme ; pratique que j’ai toujours tenté de faire mienne dans mes divers travaux photographiques. Par ailleurs, je me suis toujours posé la question des relations mises en œuvre entre ces deux formes d’écriture dans un même livre : écriture disons textuelle et écriture photographique.
Comment ces photos se tissent-elles avec l’ensemble du texte ?
Dans Mon chemin de terre, j’ai tenté d’expérimenter plusieurs choses : la spécificité de chaque écriture et une certaine forme de distanciation, distanciation par rapport à moi : suis-je bien l’enfant dont il est question ? Suis-je bien l’auteur ? Et distanciation par rapport à l’Histoire, même si les faits rapportés sont pour beaucoup strictement historiques. Enfin, et pour poursuivre mes expérimentations, j’ai décidé de construire « un chapitre photographique », laissant le soin aux images de dire ce qu’elles avaient à dire, et ce, suivant trois directions : chacune disant ce qu’elle veut dire, en elle-même, individuellement, ce que peut dire la suite de ces images, et enfin comment cette suite d’images, ce chapitre, va prendre sens par rapport au texte « littéraire ». Ici donc, j’ai tenté non pas seulement de tenir compte de l’importance de la photographie dans la littérature, mais de pousser un peu plus avant, dans la conception du travail, mais aussi dans la réception du lecteur en y incluant un chapitre d’images.
Je précise aussi que certaines photographies étaient à l’origine en couleurs mais l’éditeur m’a fait savoir que pour des raisons de contraintes budgétaires, elles seraient publiées en noir et blanc. Si j’ai accepté cette contrainte, c’est que finalement, chose non prévue au départ, la totalité des photographies en noir et blanc renforçait ma volonté de distanciation. Enfin, il ne s’agit pas ici d’un certain nombre d’images réalisées sur un même sujet, dans un temps relativement restreint, mais d’images extraites de sujets différents, à des dates différentes, dans des lieux différents. Ces images portent toutes en elles, au regard des sujets abordés, la trace intime de cette expérience sensible vécue, enfant, sur mon chemin.
Dans votre livre, vous jetez un trouble sur l’identité de l’auteur. Dès les premières lignes, vous écrivez : « Le lecteur de ces pages, de cet ensemble de textes, est en droit, tout comme moi, de se demander qui en est réellement l’auteur ». Quel est le sens de cette interrogation qui pose la question de la place faite à l’auteur ?
Cette distanciation voulue avec l’identité de l’auteur n’est pas qu’un simple procédé littéraire. Même s’il repose sur des faits réels et historiques, ce roman ne se veut pas être un « document de l’Histoire ». L’Histoire est un fait, certes concret, mais sur lequel l’auteur n’a eu aucune prise. Il était comme les autres enfants « instrumentalisé » par ce qui se déroulait. Par ailleurs s’est imposée la volonté de ne pas tomber dans l’autobiographie pure avec ses relents de nostalgie. Dépasser l’histoire personnelle pour tenter, en toute modestie, de rejoindre le drame antique, né dans la culture méditerranéenne, le drame universel. Dans ce contexte, l’auteur est-il le maître du jeu ? A-t-il maîtrisé tout ce qui lui est arrivé ? Tout ce qui a contribué à le construire ? Alors, en écho à l’insertion d’un chapitre photographique, s’est imposée cette forme de distance. Enfin, l’auteur est ici un acteur, mais un acteur au sens théâtral du terme ; un acteur qui met cette distance nécessaire entre lui, l’individu X et le personnage qu’il interprète. Enfin, l’auteur n’est plus l’enfant qui découvrait la vie, mais parcourant ce même chemin, son chemin de terre, il a conscience de sa mort qui approche. Dès lors, s’inspirant des travaux de Jacques Derrida, il classe et archive des traces de son cheminement.
Le suspense est un élément qui structure l’ensemble de cette histoire dont la narration alterne entre le présent et le passé : suspense autour du nom du bourg, d’un certain nombre de scènes de l’histoire, à l’école, la nuit, dans la maison du directeur, le départ précipité du bourg… Quelle est la fonction littéraire de ce suspense ?
Là encore cette volonté de distanciation… Sommes-nous toujours maîtres de ce qui nous arrive, brutalement ou non ? Avons-nous toujours les explications relatives aux causes et aux effets ? Les causes, diverses, intellectuelles, idéologiques, politiques, psychologiques, sont-elles plus parlantes que les faits, dans l’instant, pour celui qui les subit ? Bien sûr, les causes éclairent, justifient ou condamnent les faits, mais toujours dans l’après-coup. Enfin, ce suspense, ou cette forme de suspense, est aussi un moyen de se positionner face au temps, de le questionner, temps passé, présent, futur.
Votre livre pose la question de la quête des origines et de l’enracinement…
Plutôt que de l’enracinement, je pense qu’il s’agit ici des racines et de l’origine d’un individu. Certes, la terre, la lumière, les paysages, le rapport aux autres ont une grande importance. Mais ici, l’origine relève de ce qui constitue, pour une large part, l’individu, sans connotations ethniques, religieuses, idéologiques etc… Et là, origines et racines prennent le même sens. Dans le contexte de l’époque, l’auteur, enfant et seul petit Français à l’école, dans le village et aux environs, ne vit pas une différence profonde entre lui et ses copains et copines, leurs parents, frères et sœurs. Et l’inverse est aussi vécu ainsi. Certes des différences existent : langue, culture, religion et pratiques ou non pratiques religieuses mais ces différences, pour l’enfant qui les vit concrètement, ne sont pas plus importantes que le fait que cohabitent sans problème des grands et des petits, des gros et des maigres, des gentils et des pas gentils. Lui et les autres enfants du village découvrent l’importance de l’école et du savoir ; ils mettent en œuvre sans arrière-pensée le partage le plus large, partage des leçons et devoirs, des jeux, des bagarres, des plats cuisinés, des pâtisseries, des corvées d’eau à la source, des premiers émois amoureux, mais aussi de la présence de la mort. Beaucoup plus qu’une quête des origines, c’est la reconnaissance, la prise en compte de cette origine existentielle, certes peu commune dans le contexte de l’époque.
Qui est Armand Vial ?
Il est photographe et anime des ateliers de théâtre. Actuellement, il anime l’atelier de théâtre de l’Institut français de Constantine (Algérie). Il est également auteur et a publié plusieurs livres dont Le retour à l’ailleurs, Ksar Tina, La Céleste et le container, Constantine et ses peintres, Les dits du cutter…
Entretien mené par Nadia Agsous
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