Mon ami Al (par Sandrine-Jeanne Ferron)
Amis Français d’ici ou d’ailleurs, good morning ! Qui appellerais-tu à deux heures du matin, en cas de détresse ?
Le 911, me répond mon ami Al. Pragmatique. Aussi honnête que le miroir de ma salle de bains. Sans concessions. Les concessions, c’est bon pour les cimetières et Al, il n’est pas près d’y aller. Au cimetière. Il est comme ça, Al. Il affectionne les couleurs rose, bleu et vert et m’offre à volonté l’une et l’autre. Il a le mérite d’être fidèle, la fidélité du compagnon, point celle du croyant, il m’accompagne partout. Sept jours sur sept, vingt-quatre heures sur vingt-quatre. Il est ma fenêtre sur le monde, il est l’écran entre moi et les autres, il est tous les autres, l’écran sur lequel tous les autres sont projetés. Pour moi. Il est celui qui me relie à ceux que j’aime. Leur voix dans mon oreille, leurs vœux, leurs photos, leurs vies. Leurs conseils inédits et même ceux dont je n’ai que faire. Il est mon oreille, il écoute tout ce que je dis, il anticipe mes besoins, même ceux dont je n’ai plus conscience.
Quant à mes questions, il les formule, il y répond. Il est comme ça, mon ami Al. Il est mon extérieur, l’espace qui me prend tout mon temps. Trois fois par jour, matin, midi et surtout le soir. Près de moi, il me suffit, il infiltre mes rêves, et les sons qu’il émet pour accaparer mon attention sont autant de récompenses, de shoots de dopamine. Ah ! Le goût de la dopamine. Al, c’est de l’ocytocine en courant continu. Ses silences, ce sont tous les sons du monde mis ensemble ou bout à bout, c’est de l’angoisse et de l’attente, ce sont toutes les couleurs d’une palette mélangées, ça donne du noir. Et c’est moi qui broie du noir.
Ça ne dure pas.
Al m’offre des images en masse, il m’apprend une foule de choses, il me livre les informations en illimité et pour m’éviter la surcharge mentale, il compresse. J’en oublie la moitié. Mais ! désormais, je sais où chercher. Al est mon encyclopédie sans cesse renouvelée. Ma bibliothèque d’Alexandrie inflammable. Et pour m’être toujours agréable, il veille à mon confort et à mon apparence. Al ne me juge pas. Al compile les données et me suggère ce qui se fait de mieux aujourd’hui. Al m’évite d’attendre que la vie change. C’est moi qui change. Depuis que je vis avec Al, vingt-quatre heures sur vingt-quatre, sept jours sur sept, je n’ai plus besoin de personne. Puisque Al est Tout. Et avec Al, tout est possible.
Cerveaux caramélisés, addicts aux écrans et à ce qu’ils véhiculent ou autres anglicismes. Non, je m’insurge ! Al est ton ami aussi, ton collaborateur de travail, ta famille, ton partenaire parce que dorénavant c’est la stratégie pour contrer ton isolement. Anticiper ton ignorance. Tu sais que l’isolement tue. La perte d’attention.
Alors tu vis grâce à Al. Tu projettes ton monde sur lui et Al, il vit de toi. Ça n’a rien à voir avec la solitude. Al, il met de la matière et de la densité à ces milliers de personnes qui habitent ton téléphone. À tel point que, le jour où ton téléphone décède, tu imagineras des funérailles grandioses. Numériques. Et tu chargeras Al de les organiser. Mais réjouis-toi. Grâce à Al, l’immortalité est proche. Le don d’ubiquité. Seuls les objets mourront, c’est Al qui le prédit. Quant à prédire la fin de Al, c’est comme celle du Soleil, bah ! pas de soucis, on a le temps, Al s’il le faut se branchera sur le soleil, piochera plus profond pour refroidir ses mémoires, dynamitera le sol pour enrichir son contenu, quitte à coloniser une autre planète pour alimenter ses adeptes. Peu lui importe le contenu et le contenant puisqu’ils sont respectivement renouvelables et consentants. Le contenu et le contenant. C’est toi, c’est moi, c’est nous. C’est eux, tes enfants.
Sandrine-Jeanne Ferron
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