Mollusque, Cécilia Castelli (par Fawaz Hussain)
Mollusque, janvier 2019, 151 pages, 17 €
Ecrivain(s): Cécilia Castelli Edition: Le Serpent à plumes
La confession de Gérard le crustacé
S’il est vrai que la première phrase d’un roman peut être décisive et révéler le ton et la couleur de l’ensemble, le nom attribué au personnage principal est rarement anodin, innocent. Le narrateur de Mollusque ne s’appelle pas Gérard par hasard : c’est sa mère, une drôle de femme, qui a tenu à le lui donner. « Pas intellectuelle pour un sou », elle aime cependant les poètes et en particulier Gérard de Nerval, qu’elle tient pour l’arrière-grand-parent dans la lignée. Elle aurait d’autant plus dû penser à un autre nom qu’elle sait comment l’ancêtre a fini sa vie : au bout d’une corde. Négligeant royalement l’éducation de son fils, elle préfère s’adonner à une drôle d’occupation, qui semble son passe-temps favori :
Ma mère, bizarrement, adorait repasser ses culottes. Je ne sais pas pourquoi. Cela devait la détendre, la relaxer. Elle faisait souvent des piles entières de culottes qu’elle posait ensuite sur la table et qui finissaient parfois par tomber par terre. Alors elle les ramassait, les repliait, et elle semblait satisfaite.
S’exprimant à la première personne du singulier, Gérard s’adresse à un interlocuteur qu’il tutoie. Il lui livre des aveux qui pourraient le conduire illico en « taule » ou dans un hôpital pour « fous cinglés ». Il a cependant besoin de cette présence pour mettre de l’ordre dans sa cervelle de détraqué. Enfant, il a vécu un événement qui lui a causé un grand blocage psychologique, un traumatisme à vie.
En 1978, alors qu’il n’avait que dix ans, trois de ses amis de l’époque, lui jouent un sale tour. Louis, Claude et Benjamin le font monter seul dans un bateau, la Paolina, pour jouer aux pirates, « un grand couteau à la main pour aller à l’abordage, c’était le pied ». La barque s’éloigne d’un bon mètre du quai, pendant que Claude et Louis s’affairent à détacher la corde de la frêle embarcation, qui risque d’aller à vau-l’eau. Gérard connaît alors la frayeur de sa vie et se compisse. Pour éviter la honte, il se jette dans la mer malgré tous les dangers. Le sort de Gérard est scellé car quarante ans plus tard, Gérard, qui a naturellement beaucoup grandi et grossi surtout, est resté, mentalement, affectivement, un enfant de dix ans ou à peine plus. Il suffit de voir son registre langagier : il s’exprime comme un gamin, au mieux un ado. Son discours est ponctué d’un ramassis de mots et de tournures issus du tout-venant, de truc, gars, max, ouais et punaise à elle s’en foutait royal, les jours de bourre, dégueu, hé ! ducon, en passant par le flouze, que dalle, et tout le toutim… Mollusque se mue en vraie encyclopédie du français parlé, trésor de l’argot et des locutions stéréotypées.
Mais la « confession » de Gérard s’attarde surtout sur sa relation avec Patrice, qu’il connaît depuis belle lurette, « vingt-cinq ans d’amitié, c’est quand même quelque chose ». Les deux quinquagénaires sont « cul et chemise », enfin deux « barjots comme des comètes, deux compères inébranlables ». Ils vivent cinq années de rêve et de bombance lorsqu’ils découvrent un mystérieux restaurant, Le Rhino qui leur permet d’engloutir des plateaux gargantuesques de fruits de mer à peu de frais : chacun paie 15 € des repas qui normalement devraient leur coûter les yeux de la tête.
Tout « baigne » pour les deux gloutons jusqu’au jour où le Patou décide de se mettre au régime. Et, comble de l’horreur, il fréquente la plage et la mer, les deux bêtes noires de Gérard depuis l’histoire de la Paolina. Comme un malheur n’arrive jamais seul, Patrice rencontre une femme de son âge, une Alsacienne d’Oberhoffen-lès-Wissembourg. Le roman bascule alors dans un registre relevant du délire.
Ne pouvant tolérer tous ces changements, du fait de ce maudit blocage psychologique, Gérard change en mollusque tout ce qu’il approche. C’est sa manière à lui de supprimer ce qui le contrarie. Patrice devient un bigorneau, Danièle l’Alsacienne une méduse, et Jean-François Pontel, le patron du restaurant, un poulpe géant. Personne n’est désormais à l’abri de cette hécatombe de métamorphoses. Même le lecteur lambda devient une victime des dégâts collatéraux. « Crois-moi, je suis désolé que ça t’arrive à toi aussi. Le temps que l’on discute et te voilà bleu comme les étoiles. Des pinces à la place des doigts ».
L’auteure, Cecilia Castelli, n’est pas un Touareg qui passe sa vie à monter ou à dévaler les dunes du Sahara. Elle vit sur l’île de Beauté et connaît à fond la mer et « ses poissons qui, comme dit le chanteur, baisent dedans ». Elle énumère avec délectation les préparations à base de poisson, mais sa spécialité demeure les fruits de mer.
Plateau dégustation, plateau royal, plateau géant des mers. Crevettes en bouquets grises ou roses, bulots, bigorneaux, huîtres creuses, fines de Claire, spéciales d’Isigny, d’Irlande, huîtres plates de Bretagnes. Praires, palourdes, clams, oursins, moules à toutes les sauces, pétoncles, couteaux, amandes de mer. Coquilles Saint-Jacques, poulpe à la provençale, langoustines grillées à la crème, tourteau acidulé au Yuzu, sardines grillées au thym, caviar d’aubergines aux huîtres de Marennes, gambas sautées au jus de fruits de la passion, homard bleu flambé à la fine champagne ».
Mollusque est un roman cocasse, burlesque et tendre qu’on lit d’une seule traite grâce à sa langue jeune et drôle. Il rapporte avec fraîcheur et liberté le récit hallucinant de Gérard, descendant de l’auteur d’Aurélia et tout aussi fou sans doute que pouvait l’être
…le Ténébreux, le Veuf, l’Inconsolé,
Le Prince d’Aquitaine à la Tour abolie…
Un régal.
Fawaz Hussain
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