Moi, Je, Zucco, Bernard-Marie Koltès
Une petite étude sur le Zucco de B.-M. Koltès
Pour comprendre Roberto Zucco, le héros éponyme de la pièce de B-M. Koltès, et si on fait le choix de ne pas s'en tenir uniquement à l'affaire Succo, la vraie affaire criminelle, il faut dire quelque chose sur l'identité. Identité, entendue ici, comme un processus, la projection d'un moi vers d'autres moi, où, Zucco cherche une issue à sa violence du dedans.
Il s'approche, la caresse, l'embrasse, la serre; elle gémit.
Il la lâche et elle tombe, étranglée.
Zucco se déshabille, enfile son treillis et sort.
Koltès, R. Z.; p. 18
Et voilà pour le forfait, quand dans le courant de la pièce, il s'identifiera tour à tour à un criminel (ce qu'il devient en réalité), à un agent secret, à un étudiant de la Sorbonne, ou encore, d'une certaine manière, à un proxénète, dans cette série d'identifications où il joue avec son nom. Et Zucco, un peu comme un parfum de sucre, se diffuse dans ses personnages, élabore un cercle elliptique autour de lui, qui finit par le qualifier. Car il tente là de se perdre - ou de se trouver -, dans une identité assumée, quasi apollinienne, tirée vers le haut par le soleil dans le moment d'acmé de son suicide, afin de former un grand mythe solaire dont Koltès, dans sa dédicace, laisse déjà entendre les échos avec une citation de la Liturgie de Mithra.
Qui est Roberto Zucco ? Un héros négatif du point de vue moral ? Mais qui est quand même empreint d'une ombre mythique, une sorte de figure vénéneuse ? Pour nous, nous choisissons Apollon, sans oublier de regarder vers Dionysos dans toute sa sombre beauté et sa violence. Est-ce que Koltès aurait mis ce petit criminel italien à la mesure de Bonnot et sa bande ou encore un des deux Sacco ou Vanzetti ? Laissons là les polémiques politiques, pour en revenir à notre Zucco et la splendeur horrible de ses crimes. Car il est une métaphore - un dionysos zagreuse. Il est touché de folie. Il implose sans cesse. Et son moi va, comme une force négative et mensongère, à l'encontre de lui-même. Force, oui, bizarrement, dans cette quête de reconnaissance où il n'y a pas de possibilité d'un travail de négation auprès d'autrui, et comme il n'y a pas d'autrui, il n'y a que Zucco et son monde intérieur.
Zucco est un héros à l'ipséité compromise. Et il n'est pas seul en lui-même. Il est habité. Et cela jusqu'à la dislocation, laquelle n'est pas une affaire uniquement psychologique mais va, à notre sens, côtoyer la métaphysique. Car cette espèce de schizophrène, dont le comportement est finalement assez typique, nous rend grâce de sa fragilité, et nous attache. Et hormis notre émotion personnelle, ce qui reste frappant, c'est le flottement, la nébuleuse dans laquelle se fondent ensemble les fonctions sociales, l'amour, les liens familiaux, la déshérence. Zucco est un grand miroir de nous-même dans sa misère. Nous sommes en présence d'un personnage buvard, à l'exemple de ces fameuses fleurs japonaises que l'on ne devine entières que déployées dans de l'eau, un personnage poreux et altéré, défait par sa propre ténèbre et constitué par elle.
Ainsi le lecteur - et le spectateur évidemment - assiste à un flottement, ou la question patronymique est essentielle, une sorte de "Moi, Je, Zucco", qui interroge en quelque sorte la mécanique des fluides. Roberto, âme maladive et belle, avec son nom de sucre, se tient épinglé par le soleil comme un papillon. Zucco a la force amère et violente d'un assassin, et une âme belle et sombre même en pleine lumière. Zucco nous aide à réfléchir sur nous, tout à fait mis à part le fait divers horrible que l'on quitte tout de suite heureusement, pour en venir à ce qui nous gagne, cette sorte de fatum tragique qui nous fait lumière depuis la haute marche du théâtre grec. Zucco est l'histoire définitive d'une mort tragique et belle. Moi, Je, Zucco, homme de douleur.
Didier Ayres
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