Modiano : entraves et libertés (par Jean-Paul Gavard-Perret)
I
Modiano écrit comme tout auteur réellement conséquent un même livre. Il n’est jamais le même puisque écrit à divers moments si bien que, dans ses profondeurs, la vie psychique du narrateur n’est jamais la même. La nature de son indicible et de son opacité transforment sans cesse des douleurs premières : elles se mêlent à celles de la fuite du temps.
L’imaginaire et la langue fraient avec un vécu non direct mais de transmission altérée dans lequel le récit de chaque histoire, chaque intrigue reste essentiel. Si bien que la recherche formelle n’est jamais autosuffisante, autarcique.
Bref, Modiano c’est du Simenon, du Roger Munier mais en bien mieux. L’auteur se reconnaît dans la facture de ses intrigues plus que dans ces expérimentations souvent gratuites chez ceux qui s’y perdent faute d’inspiration.
Comme ceux de Yourcenar ou Albert Cohen, les livres de Modiano sont hors du temps par rapport à l’époque mais non en écart de ce qu’elle accorde. Les caprices de la mémoire, les souvenirs incomplets, inachevés créent un rêve éveillé à l’écriture non automatique mais retravaillée afin que l’improvisation soit plus profonde et échappe au grand n’importe quoi de la superficialité surréaliste.
Le « mérite » des effets de faux collages d’une psyché pour laquelle les temps sont toujours troublés permet au lecteur de se sentir sinon libre du moins délicieusement égaré au moment où son présent est confronté au passé des livres.
II
Chaque lieu réel est investit par le rêve du veilleur qui feint d’être somnambule. Il est hanté à des lieux, des faits, des personnages plus ou moins discernables là où la fiction dans son classicisme minimaliste marche à côté de la vie du pas léger et capricieux d’un égaré volontaire.
Garde-meuble du passé, chaque livre devient une mallette précieuse de temps douteux dont l’auteur se fait le voltigeur et l’ouvreur aussi discret qu’incisif. Chaque texte en sa ronde de nuit enveloppe dans son remuement d’eaux dormantes qui après l’expressionnisme des trois premiers livres passent à l’impressionnisme des suivants.
Le lecteur s’y retrouve en une suite de scène mentale – en bord de Seine, près du lac d’Annecy. Il caresse des spectres grâce à l’esprit de finesse de l’auteur qui se veut traître des traîtres plus que des dormants qui crient dans leur sommeil.
Bref, Modiano passe d’une certaine haine ou rage à un apaisement juvénile où la motivation devient une grâce, et où la nostalgie n’est plus ce qu’elle était. Dans ses vrais faux recentrements, l’auteur fraie avec des figures que pouvaient avoir connu son père dont la vie a servi à exaspérer celle de son fils mais a fait de lui un écrivain d’exception.
III
Très vite tout dans son œuvre s’est présenté en retenue viscérale, libératrice, ironisante. Mais un certain talent pour la méchanceté se fait avec une joie non feinte à mesure que l’œuvre avance – ce qui dispense l’écrivain de tout gâtisme comme de toute exagération. Jaillit une sorte de coloration terrestre, de pardon au fil des ans et des livres.
Romancier d’atmosphère, Modiano a besoin d’une masse de gestes, des portraits et de décors qu’il porte vers une épure qui n’assèche pas mais métamorphose le « réalisme » par une voix particulière qui donne à la prose une charge poétique matérielle faite d’ellipses dans la narration comme dans les motivations de ses personnages.
Restent toujours un « suspens », un inachèvement, de dessaisissement là où les explications psychologiques demeurent de l’ordre d’une hypothèse et un principe de mystère où le suspense ne finit pas par une résolution. Preuve que l’arbitraire des fins de romans habituels n’est pas du fait d’un tel auteur.
Il n’existe pas non plus chez Modiano de totalité explicative selon un principe de rationalité performative. A l’ère du soupçon avec l’auteur de Villa triste, nous passons à l’ère du doute. Le tout dans une autobiographie (bien plus qu’autofiction) toujours suspecte. Car ses personnages « vrais » sont surtout romanesques.
Ils reviennent parfois sous diverses apparences et ne répondent pas à une psychologie mais à des situations réinventées. L’intime passe à l’extime dans une volonté à la fois d’élucidation et d’opacité au moment où de tels personnages vieillissent non sans détachement et de concert avec leur auteur.
Si bien que, plus qu’avec Gide et Mauriac voire Christophe Honoré, le « famille je vous hais » ressemble à celui de Duras. Chaque « Pour que tu ne te perdes pas dans le quartier » est une revisitation de l’enfant perdu même si ce laissé pour compte est un être de moins en moins assiégé par ses obsessions.
Peu à peu il s’en amuse mais non sans gravité. Le tout loin de la vulgate psychanalytique et dans un principe d’incertitude. Celui qui naît de promenade dans Paris et des impressions intériorisées qui font de la cité une ville intérieure.
Jean-Paul Gavard-Perret
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