MMMM de Jean-Philippe Toussaint, par Pierrette Epsztein
Spectacle présenté au Théâtre du Rond-Point en octobre 2017
C’est sur la recommandation d’un ami, découvreur passionné de littérature contemporaine, qu’il y a plusieurs années maintenant, j’ai suivi, avec délice, dans l’ordre de leur publication aux Éditions de Minuit, les quatre volumes qui composent la tétralogie des Marie que Jean-Philippe Toussaint a passé plus de dix ans à écrire. Dans la foulée, je me suis également empressée de lire et de décrypter L’urgence et la patience, paru en 2012. Cela m’a permis de mieux explorer les motivations qui déterminent la quête d’écrivain de l’auteur.
Débutée avec Faire l’amour, hiver, paru en 2002, cette tétralogie suit, au fil des saisons, les amours complexes du narrateur avec Marie. Suivront Fuir, été (Prix Médicis en 2005), La Vérité sur Marie, printemps-été (Prix Décembre en 2009) puis Nue, automne-hiver (2013). L’auteur a décidé en 2017 d’en faire une transposition scénique qui se jouera durant trois soirs au Théâtre du Rond-Point après que ce travail ait été présenté en province.
Sur invitation, je me suis donc rendue le samedi 21 octobre 2017 au Théâtre du Rond-Point. J’ai rencontré Jean-Philippe Toussaint durant l’été à Cerisy. C’est là qu’il a annoncé ce spectacle, et le peu qu’il en a dit a attisé ma curiosité. J’étais très impatiente d’observer comment la mise en scène allait choisir les fragments des quatre ouvrages pour que le spectacle tienne une heure et demie. Je dois dire que j’ai été surprise et séduite par le parti pris de la réalisation.
Il est difficile de parler d’une pièce de théâtre. Jean-Philippe Toussaint invente ici une forme inédite qui peut nous évoquer certaines performances très contemporaines. Pour atteindre son objectif, l’auteur s’est entouré de toute une équipe pour mettre sur pied cet ambitieux projet. Il a réussi à construire un objet parfaitement cohérent et totalement déroutant dans son originalité.
C’est grâce à cette équipe soudée que le projet a pu être mis sur pied. La réalisatrice, Laure Egoroff, assistée de Léa Racine, a assuré la captation radiophonique, mêlant la lecture de morceaux choisis à la musique qui s’aventure sur les sentiers de l’électronique, la vidéo et l’art le plus contemporain. C’est au groupe The Delano Orchestra que l’auteur s’est adressé pour les arrangements musicaux. La composition musicale a été confiée à Alexandre Rochon. Guillaume Bongiraud est au Violoncelle, au piano et aux claviers, Julien Quinet est à la trompette et aux claviers, Alexandre Rochon assure la guitare, le piano et les machines. Pascal Auger, Florian Cardinale, Ange Leccia, Jean-Philippe Toussaint se sont chargés de la vidéo. C’est à Benjamin Perru et à Sébastien Royer qu’ont été attribués la prise de son, le montage et le mixage.
Mais entrons dans le vif du spectacle. D’abord que signifie le titre MMMM, qui peut, de prime abord, paraître énigmatique ? En fait, ce sont les initiales de la femme, personnage principal des quatre ouvrages. Elle se nomme Marie Madeleine Marguerite de Montalte. Mais le plus souvent le narrateur l’appelle Marie. Souterrainement, l’auteur pensait probablement aux quatre volumes de cette série où la femme reparaît à chaque fois comme une rengaine.
Qui est Marie ? Une créatrice de mode, qui n’a de cesse d’inventer de nouveaux modèles plus extravagants les uns que les autres, et une femme d’affaires. Elle possède un charme magnétique, elle est attirante et insaisissable, volage et fidèle. Elle est féminine par sa grâce et masculine par sa ténacité et son autorité. C’est une femme forte et fragile, tenace et traversée de doutes, une femme amoureuse et un fantasme. Elle incarne une sorte de chimère qui rassemblerait en un seul élément plusieurs traits de femmes qui ont pu croiser le chemin de l’auteur. Mais elle nous dévoilerait aussi toutes les différentes facettes de l’humain dans sa complexité y compris – et pourquoi pas ? – celles de l’écrivain lui-même.
D’abord caché, invisible, dans les coulisses, l’auteur fait entendre sa voix. Jean-Philippe Toussaint évoque sa rencontre, ses amours et désamours avec Marie Madeleine Marguerite de Montalte. Durant la représentation, il apparaît et disparaît dans un halo de bleu, se présentant avec son imposante stature, puis s’effaçant pour laisser la place au lecteur et aux musiciens, utilisant pour cela les variations de couleurs et d’intensité des jeux de lumière. Il incarne tour à tour, tantôt le narrateur, tantôt la figure de l’auteur, en train de coucher sur l’ordinateur les fragments d’existence de ses personnages.
La mise en scène accomplit cette prouesse de réussir à donner une unité à ce qui paraît de prime abord impossible à joindre. Elle avance comme un funambule sur le fil ténu d’une histoire décousue et nous offre à voir un vagabondage fascinant. Elle jongle avec des procédés très variés. En effet, elle glisse de l’imaginaire à la réalité, de la musique à la parole, de l’arrêt sur image à l’image en mouvement, de la vidéo à la photographie, du narrateur à l’auteur, de l’ombre à la lumière, de l’homme à la femme, de la lecture de fragments à la déclamation, de la présence à la disparition, de la continuité à la rupture, de l’humour à la gravité. Elle jongle également avec l’espace et le temps.
L’auteur a sélectionné dans chacun des volumes des scènes princeps qui sont une possibilité parmi les invariables bifurcations qui nous sont ouvertes dans nos existences. Les vidéos nous font voyager de Tokyo à l’île d’Elbe, de Paris à Pékin. Bien que constamment présente, Marie, le personnage central de ce cycle littéraire, n’apparaît pas une seule fois sur scène en chair et en os et ce, volontairement. Je mentionne ici certaines vidéos projetées durant le spectacle sur un écran géant qui sert de fond de scène : La première est extraite de Faire l’amour. Elle se passe dans une rue de Tokyo, il pleut à verse et la silhouette d’une femme se bat avec son parapluie qui avec le vent refuse de se refermer et finit sa vie dans le caniveau. La deuxième est tirée de La vérité sur Marie. Elle se passe sur une piste d’aéroport, la nuit tombée. On aperçoit un avion de grande envergure et un pur-sang qui court éperdument sur l’asphalte poursuivi par plusieurs accompagnateurs chargés de faire monter le cheval dans la soute. Le cheval trébuche parfois, dérape, se heurte aux barrières de protection mais refuse obstinément de se laisser capturer. La troisième émane de Nue. C’est la scène de la robe de miel. C’est le clou de la collection que Marie présente. À la fin du défilé, l’ultime mannequin surgit des coulisses vêtue de cette robe d’ambre et de lumière, « Avec la robe en miel, Marie inventait la robe sans attaches, qui tenait toute seule sur le corps du modèle, une robe en lévitation, légère, fluide, fondante, lentement liquide et sirupeuse, en apesanteur dans l’espace et au plus près du corps du modèle, puisque le corps du modèle était la robe elle-même ». Le mannequin avance sur le podium, nue et en miel, ruisselante, en se déhanchant au rythme d’une musique cadencée, les talons hauts, souriante, dans une lumière qui nous hypnotise jusqu’à ce qu’un essaim d’abeilles l’assaille et la fait s’écrouler à l’extrémité de l’estrade. C’est un moment totalement surréaliste et hautement dangereux mais qui nous hypnotise. Et enfin la quatrième scène, extraite de la fin de Nue, se passe dans la mer. Encore une fois on distingue une silhouette de femme qui s’éloigne peu à peu du rivage et on finit par ne plus entrevoir qu’un visage dans le lointain. Pendant ce temps, une silhouette d’homme gravit une dune et tente vainement de trouver où se cache la femme qui a disparu de son champ de vision. Est-ce le signal d’un amour qui refuse de mourir ou d’une fin qui refuse de se clore ? L’auteur nous laisse dans cette suspension, en apesanteur.
La mise en scène est sobre et efficace, aussi minimaliste et épurée que le style de l’auteur. « L’écriture de Jean-Philippe Toussaint est très cinématographique, il y a des séquences très fortes », souligne le compositeur et fondateur du Delano Orchestra, Alexandre Rochon, à l’origine de la rencontre avec l’auteur. Et Jean-Philippe Toussaint d’ajouter : « On voit souvent des adaptations cinématographiques de livres, mais en général les lecteurs sont rarement conquis. Là, on laisse une grande liberté au spectateur comme je le fais avec le lecteur. Quand j’écris un livre, le lecteur le complète. Là, c’est pareil : le spectateur doit faire travailler son imagination ».
Et en cela l’objectif est atteint. La représentation sollicite sans cesse l’attention du spectateur et met en permanence tous ses sens en alerte ne lui laissant aucun instant de répit. Nous passons sans transition de la mélancolie au pittoresque, de la comédie à la poésie sans oublier de garder la distance que permet l’humour, sans qu’une direction ne nous soit imposée. A chacun de décider comment interpréter ce travail. Certains reculent devant tant de nouveauté par rapport à la vision traditionnelle du théâtre, d’autres comme moi se laissent embarquer et goûtent pleinement chaque trouvaille originale et déconcertante.
Et si le spectacle cherchait, en parallèle à la quête amoureuse, avec ses moments de grâce, ces aléas, ses écueils et ces moments de jubilation qui est le sujet dominant de cette présentation, à mettre en scène implicitement une parabole de la pratique de l’écrivain qui passerait par les mêmes phases ? Et si La figure de Marie était le symbole de ce cheminement ?
Et si, de plus, un des buts allusifs de cette réalisation risquée et si atypique était aussi de donner au public le désir de retourner vers les livres de Jean-Philippe Toussaint, juste au moment où sort en librairie le volume unique qui regroupe les quatre romans, toujours aux éditions de Minuit et où l’aventure littéraire se poursuit avec la parution, dans le même temps, de Made in China ?
Pierrette Epsztein
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