Minuit, Montmartre, Julien Delmaire
Minuit, Montmartre, août 2017, 224 pages, 18 €
Ecrivain(s): Julien Delmaire Edition: Grasset
L’homme est peintre. Le chevalet posté Place du Tertre à l’abri du vent. Sans doute. Il aime grimper la rue Lepic depuis la Place Blanche, traverser les étals généreux de ses maraîchers, ces commerces onéreux qui l’émoustillent. Ainsi enlacé jusqu’au Moulin de la Galette, il aime remonter le cours de l’histoire, Le Temps Libre y courtise l’épicerie du terroir, Les Petits Mitrons pétrissent, ça sent le beurre chaud et le biscuit au chocolat d’un bout à l’autre du jour. La bouche ouverte et pleine, il goûte, il salive, il chantonne. Peut-être. Ici les moulins sont rouges, ils ont des ailes, ils ne broient pas que du noir ou des pigments. Ici les objets parlent et les filles sont belles, on s’y soigne toujours d’une façon ou d’une autre, on y parle aussi des choses de la vie.
La brume, le sel et la mer. Le poissonnier au coin. Le fleuriste sur le trottoir disperse ses pots, le vendeur de journaux étend ses augures. Les bruits du percolateur d’à côté, les tasses et les cuillères qui s’entrechoquent, elles grincent comme des cordages à quai et tout ça forme un joli remous sur des zincs non moins fameux. Il s’arrête au café des Deux Moulins, il s’arrête au Lux, il s’arrête là où chacun organise son petit commerce pour le plaisir d’une seule journée.
Puis, il monte en homme tranquille, son Montmartre sacré sous le bras à l’assaut des monts de Mars ou de Mercure. Au sol, les pavés ont été remplacés, le tortillard électrique Montmartrobus teste ses caoutchoucs, il en a piqué un d’ailleurs, un ancien, pour avoir son bout, la tête dans les brumes, la tête au large, planté sur son île du XVIIIe arrondissement.
Il passe devant le Temps des Cerises puis la galerie de son vieil ami qui peint aussi, l’ami sombre et taciturne a néanmoins le sens du tourisme sur les hauteurs, a une galerie qui s’ouvre sur la rue quand il pense à lever la grille. Eux parlent de mélanges, de nuances, de pigments moulus, des images écrasées d’un autre temps que les touristes emportent, en se disant que c’est cela Paris. Le regard suspendu, sensuel ou mélancolique. Et dans leur folie distillant, ils étirent sans fin le trait d’abord, sa veine ensuite. Leurs envolées sont sonores. Pour eux, la peinture est une pharmacie dont le support part du corps et se termine sur le corps. Sur la toile elles jaillissent, les couleurs, les rouges, les noirs, les jaunes, les ocres, le violet plus rare. Leurs terres natales. Provocateurs, misogynes ou croyants, ils savent que Montmartre aujourd’hui ça n’a plus rien à voir et pourtant. Chaque rue a son soupir et son histoire respire dans les corps, transpire sur les murs, expire dans les sols. Aujourd’hui.
L’entrée d’un livre. Ce qu’elle dit de l’auteur et de son intention. Son intrigue et sa trajectoire. La lumière sur la couverture, le jaune qui flatte l’œil et le conforte. Votre choix est bon. Quatre parties, douze chapitres pour la première, dix et dix pour les suivantes, quatre pour la dernière. La découpe et la mesure. Un poème ou un film.
Vous entrerez immédiatement, en remontant une rue, en suivant un chat, de la gouttière au salon. L’agencement est précis et confortable. Des plans larges, un travelling puis des plans serrés, le zoom, l’écriture se resserre. La pupille se rétracte. L’écriture-caméra.
Vous aimerez la prose, d’emblée, sa poésie donc, en vous reprochant peut-être de trouver cela trop prévisible, trop pictural. Et pourtant. Le romantisme des chats errant la nuit, l’atelier, les odeurs, les bouts de tissus, les planches qui laissent passer la faim et le froid.
Allez voir à ce propos l’atelier reconstitué de Suzanne Valadon au Musée Montmartre, remontez la rue en colimaçon, ça sent encore la peinture fraîche mais c’est beau d’imaginer un écho comme une reprise ou une correspondance. Poursuivez avenue Junot, jusqu’à la rue Caulaincourt, arrêtez-vous et regardez. Montmartre en 1909.
L’écriture comme une peinture. Julien Delmaire mêle les pratiques et en homme de son temps aplanit les époques, efface les frontières, gomme les distinctions. Et comme un peintre signerait sa toile, il soigne non pas tant l’œuvre précieuse mais la matière et son grain, ce grain qui retient la main et l’accroche. Le trait. Chaque mot a sa place, il a son ordre, il a son poste. Le pas feutré et le geste étudié.
« (…) des chemins de terre qui se tordaient comme des corps au supplice (…) »
Images fondues. Rue Norvins. Le cabaret est un antre noir, ses murs sont aussi suspects que le cratère d’un volcan. La peau noire. Le monde entier, enfin pas tout à fait, éructe ici, des voix et des entrailles, de chacun exulte la terre, remonte son souffle. Le souffle et la fièvre. Chacun improvise. Les filles ont les jambes qui brillent, les ivrognes braillent, d’autre briquent leurs armes et l’alcool coule des tables sur le sol. Masseïda. Elle a la voix noire, la peau, elle chante, elle danse, ensorcelle quiconque écoute sa terre, quiconque ose défier la création et sa mémoire.
La beauté du texte et sa musique. Ne cherchez point ici une histoire, le mot est l’histoire et la couleur est actuelle. Observez plutôt.
« (…) la torréfaction des heures (…) »
Les figures sur la toile ont vécu. Et les noms célèbres que vous reconnaîtrez écrits dessus. Montmartre et juste un peu en dessous déplacées, Montmartre et ses hauteurs, Montmartre sur ses charniers.
« Pour le boucher et les commerçants du quartier, Steinlen était un travailleur manuel plus qu’un artiste. Ses pinceaux et ses crayons valaient bien le marteau ou la truelle. Il n’était pas né au milieu des vignes et des moulins, mais dans cette grande Babel, construite de bric et de broc, l’ascendance importait moins que la mentalité. On était de Montmartre, parce qu’on ne confondait pas misère et résignation, qu’on ne gardait pas sa langue dans sa poche, même lorsque l’espoir s’amenuisait ».
Des pages magnifiques, des pages aussi sur ce Paris qui « s’haussmannise », se déshumanise pour certains, se modernise. Cabanons, chalets, huttes, les planches vétustes sont brûlées, des couvertures meurtrières l’hiver, libres toujours parce qu’elles laisseront passer la lumière. Les boulangers sont remplacés par des cordonniers, c’était donc mieux avant, les radis et les pommes de terre nouvelles par des fleurs, la terre par le goudron. L’époque se vide et les hivers à Montmartre sont vampiriques.
« (…) l’hiver avait été trop cruel pour qu’on lui pardonnât ».
Les gravures, les caricatures des journaux, les eaux fortes ne suffisent plus à sucrer le café. Boire du café. Ou se tenir debout parmi les autres.
Le peintre Théophile-Alexandre Steinlen et Masseïda. Vous aimerez leur rencontre. La force des gestes du quotidien, les habitudes prises ensemble. Ce que deux corps en se touchant disent l’un de l’autre, au-delà des teintes, au-delà des âges, au-delà des peaux. Sensualité des couleurs et des contours, complémentaire, le mot devenu sensuel, est devenu palpable. Mais il n’ira pas au-delà.
Les pages sont des scènes, esthétiques, des séances de pose, chacune un tableau d’antan et de notre temps. Le livre-galerie.
Le corps du texte existe par, dans, pour, grâce aux rues de Montmartre, Montmartre le tient et le ventile de son origine à son terme. Un pavé, une porte, un angle, un peuplier, un ciel, une cabane ou un château, un peu de brouillard, un cri d’amour surtout. Ne cherchez point davantage. Certaines impasses, ruelles, elles ont disparu des plans, point des cœurs de ceux qui les ont connues.
Oui le monde. Il se meurt, il tangue et c’est pour bientôt. Être d’ici, êtres d’ailleurs, ils auront à jamais le goût du sol dans la gorge. Le bleu ou le rouge, dans les veines.
« Les pioupious, pantalon rouge ajusté par la ceinture réglementaire, fusil en bandoulière, s’agglutinaient sur les quais de la gare. Les rares voyageurs en civil étaient noyés dans la masse des guerriers qui parlaient haut et adressaient des adieux aux femmes et aux enfants restés dans le hall. Un vieil homme, binocle sur le nez, se tenait debout, appuyé contre l’un des pilastres d’acier qui soutenaient l’immense verrière. Il dessinait. Steinlen retrouvait l’enthousiasme des croquis sur le vif ».
Des peintures. Les uniformes et le rouge sur les champs de batailles, les peintres inventeront le vert, le marron, le camouflage, l’art d’être vu autrement. Ils diront.
Maintenant il y a des vitrines, çà et là des peintres et des chats, peut-être faut-il être curieux ou plus indulgent, il y a encore des artistes et des eaux fortes, des presses au fond des ateliers. Sur les toiles ou derrière, des visages. Des fantômes.
« C’était beau, en effet ».
La caresse d’une main dans le pelage d’un chat.
« C’était beau, en effet ».
La lecture dans les pupilles d’un chat, l’avenir derrière ou devant, avec lui revivre les odeurs, les chairs, revivre de l’autre côté.
« C’était beau, en effet ».
Lisez plutôt ce livre la nuit pour en apprécier la magie, en percevoir tous les contrastes et sa profonde nostalgie.
*
« Je suis du vent
Vent venu de nulle part
D’ailleurs ou d’ici
Quand le vent souffle
À coucher les arbres
Vent de partout
De tous les vents à tout instant
Je ne suis d’aucun vent (…)
Je suis de tous les siècles
Je suis de mon siècle
Je suis de tous les espaces
Sans inversion
Je suis de tous temps
Sans lieu interdit
Je suis du temps immédiat
Les rives n’ont plus de prise
Je suis de tous les rivages
Je suis mon rivage ».
(Nicolas Kurtovitch, Souffles de la nuit, éd. Saint-Germain-des-Prés, 1985)
Sandrine Ferron-Veillard
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