Milon de Crotone ou l’invention du sport, Jean-Manuel Roubineau
Milon de Crotone ou l’invention du sport, 359 pages, 22 €
Ecrivain(s): Jean-Manuel Roubineau Edition: PUF
Une biographie de Milon de Crotone ? S’y atteler ne manque pas de courage, étant entendu que « Milon en particulier, et les athlètes en général, n’[en]ont pas fait l’objet » dans l’Antiquité elle-même. Il fallait donc s’armer de patience et de la ténacité du chercheur pour réunir, confronter, commenter tous les textes disséminés des auteurs anciens ayant contribué à dresser son portrait en l’érigeant en symbole. De ce courage, Jean-Manuel Roubineau n’a certes pas manqué, ainsi qu’en témoignent les 763 notes érudites n’occupant à la fin du volume pas moins de 58 pages.
D’emblée, l’Introduction dessine les lignes essentielles. De celui qu’au début du 1er siècle après J.-C., Strabon, situé comme « le plus célèbre des athlètes », il n’existe plus en fait aucune représentation physique tant soit peu contemporaine et notamment plus la statue de l’Altis d’Olympie qui fut le support de Pausanias. Il n’empêche qu’il est devenu un archétype, repris chez Rabelais, Hugo, Alexandre Dumas – variantes modernes laissées volontairement de côté. D’une part, il correspond à l’émergence du « sport » tel qu’on l’entend de nos jours ; d’autre part, son personnage et sa mort tragique ont connu, suscité des interprétations contradictoires.
Pour autant qu’on puisse le fixer, il serait né en 553 ou 552 av. J.-C. En fait, ce sont essentiellement les palmarès, connus, d’« Olympia » qui fournissent les points de repère. Car Milon est au premier chef « Lutteur », lauréat une première fois en 536 dans la catégorie d’âge des « enfants » ; puis sans interruption de 532 à 512 soit un règne extraordinaire de six victoires quadriennales consécutives courant sur 20 années d’invincibilité ! Et cela, sans parler des succès accumulés à Pythia (6, depuis 538, à 14 ans environ), Isthmia (10) et Nemea (9), si l’on se réfère à Eusèbe de Césarée et sa « Chronique » du IVe siècle après J.-C.
C’est depuis Crotone (au talon de l’actuelle botte italienne) que Milon navigue et pérégrine jusqu’à Olympie, cette Crotone « bien couronnée » entre 672 et 480 av. J.-C. au point que les Grecs firent leur, l’adage « Krotônos hygiesteros » [Plus sain que Crotone] pour qualifier quelqu’un en excellente santé. Attestant de la profusion des compétitions, le palmarès foisonnant de Milon met en évidence l’émergence du « Sport », qu’il s’agisse de l’exercice et de l’entraînement au « Gymnasium » – de « gymnos », nu – comme de l’« agon », le concours, le combat dans le stade, avec une poursuite de la performance nécessitant et engendrant une discipline et une diététique (cf. infra). C’est tout un calendrier qui se met en place, comme le souligne Xénophane l’un des rares témoins du temps de Milon dont les paroles soient venues jusqu’à nous – tandis que « le pic documentaire » ne va s’amplifier que six cents ans plus tard. La légende Milon se forge d’exploits repris et répercutés par les uns et les autres : ce fruit de grenade qu’il tient dans son poing fermé sans que nul ne puisse l’écraser, ce disque huilé sur lequel il se juche et dont nul ne peut le faire descendre.
Cependant, Milon aurait trouvé une fois son maître avec le bouvier Titormos, manieur d’une « pierre immense » – s’il faut en croire le récit d’Élien – avec une telle facilité que Milon s’incline. A Olympie même, en 512, rejoint tout de même par l’âge, il aurait échoué à doubler son ultime victoire de lutteur d’un succès au pancrace face à l’astucieux Timasitheos ?
Voilà qui n’altère pas l’édification de son image, et particulièrement du Milon « terrible nageur » n’ayant fait qu’un repas, pour ne pas dire une seule bouchée, du taureau porté d’abord allègrement sur ses épaules, image complaisamment reproduite par les auteurs successifs. Dont Galien qui dans ses Traités « Sur l’hygiène » et « Sur les facultés des aliments » du IIe siècle après J.-C. fera belle part aux exercices méthodiques – ainsi que l’a déjà établi Epictète – et aux régimes alimentaires des hommes forts.
Car tout ce à quoi on l’identifie est également le point de départ de critiques et de sarcasmes, moqueries. Sa force était un synonyme de beauté, Cicéron lui préfère la vigueur intellectuelle. Ses excès de nourriture sont stigmatisés. Sa fin abondamment dépeinte – ce tronc abattu qu’il a tenté d’ouvrir de ses deux mains et qui s’est refermé sur lui, le laissant à la merci des loups qui le dévorent – est tenue pour péché d’un orgueil démesuré. Elle serait survenue en 510 ou 509 av. J.-C., soit à 43 ou 44 ans. Cette vie – réelle ? – ne s’est pas limitée au sport. Selon Jamblique et son Traité sur le pythagorisme (autour de 300 après J.-C.), il se serait marié avec Myia, fille de Pythagore. De même que son prestige d’athlète, devenu figure éminente de la cité, en aurait fait un des prêtres du temple d’Héra Lacinia à une dizaine de kilomètres de Crotone ; de même, coiffé de ses couronnes de vainqueur, armé d’une massue et revêtu d’une peau de lion – à l’instar d’Héraclès – il aurait eu l’honneur insigne de mener les Crotoniates à leur écrasant triomphe de la guerre contre Sybaris en 511 ou 510. Il serait mort, non pas captif du tronc d’arbre, mais dans l’incendie de sa maison en pleine réunion de nombreux disciples de Pythagore, Pythagore auquel il est lié de multiples manières.
Il est un seul point que n’explicite pas Jean-Michel Roubineau, lequel tient pour acquise la dimension « internationale » des phénomènes qu’il décrit ; le qualificatif n’est-il pas anachronique ; ou le chercheur veut-il signifier par là que « la Grande Grèce » n’était pas un agrégat soudé ? On eût aimé ne serait-ce… qu’une sept-cent soixante-quatrième note à ce propos.
Jean Durry
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