Migrants, Issa Watanabe (par Yasmina Mahdi)
Migrants, Issa Watanabe, février 2020, 40 pages, 15,90 €
Edition: La Joie de lire
Radeaux
Sur la couverture de cet appétant album-jeunesse de format carré (le nombre parfait, 23 x 23 cm), Issa Watanabe ose la couleur noire pour peindre un fond paysager, une encre charbonneuse sans perspective, un gouffre où se profilent quelques branches hivernales vert sombre. Une colonne de personnages à tête d’animaux, revêtus de textiles bigarrés, semblent abattus, résignés. L’appellation de l’ouvrage, Migrants, la représentation anthropomorphisée des animaux, indiquent la portée dramatique du récit, l’ampleur d’un problème qui nous touche particulièrement.
La mort, emmitouflée d’un châle fleuri, chevauche un ibis géant bleu indigo, au bec et aux pattes rouge sang. Cette redoutable voyageuse descend de sa monture pour suivre, cachée derrière les maigres troncs d’arbres, la file des migrants. Les migrations sont communes aux populations humaines et animales, occasionnant des déplacements en groupe. Les périples des animaux sont entrepris périodiquement vers des directions déterminées, pour les oiseaux, les criquets.
Le terme migrant est tragiquement connoté en ce qui concerne les êtres humains, indice de peuples en péril, risquant leurs économies et leur vie afin d’obtenir une demande d’asile dans un pays occidental riche, d’échapper aux guerres, à la misère. L’épreuve est grande car le voyage se termine souvent par la noyade de groupes de femmes, d’enfants, d’hommes, dont les corps et les biens s’abîment en mer.
Les migrants aux bagages sommaires sont matérialisés ici par 38 quadrupèdes, bipèdes et échassiers. La girafe au long cou, le lion à la crinière blonde, l’ours polaire, le saurien, le rhinocéros, l’éléphant – des espèces en voie d’extinction –, sont mélangés aux animaux de basse-cour, lapin, cochon, coq, grenouille, etc. La cohorte anachronique se déplace dans l’obscurité totale. Lors d’un campement de fortune, des ustensiles basiques de cuisine sont utilisés et des maigres ballots servent de couverture. Néanmoins, le renard aide le coq, le crapaud offre une poupée à l’hirondelle. L’entr’aide règne entre ces déshérités venus d’horizons différents. D’étranges plantes poussent durant la nuit, telles des larmes de sang versées par ces expatriés. Il y a quelque chose de christique dans les scènes nocturnes, même si la mort rôde, asséchant fleurs et sève. La marche reprend dans le noir sidéral puis vient la course vers le rivage.
Un tronc d’arbre fait office de barque, une arche de Noé improvisée, un pauvre radeau de fortune. Les flots sont ombreux, vaseux, menaçants comme le destin des migrants, oubliés mais solidaires, qui n’hésitent pas à se secourir entre eux. Issa Watanabe a accompli une prouesse artistique en les peignant, de même pour les finitions, qui sont somptueuses. L’ibis bleu touareg qui survole l’embarcation ressemble un peu au Simorgh. Ce grand échassier, couleur de la spiritualité chez Kandinsky, plane au-dessus de cette aventure périlleuse, oracle ou signe de prédestination… Le courant aveugle emporte la troupe hétéroclite.
Les tableaux en doubles-pages semblent puiser aux sources de l’art islamique, notamment avec la miniature du 16e siècle d’Ikhlas et Madhu, où les figures des cavaliers sont prises dans un mouvement de flots irrépressible, submergées par les eaux du Gange. Les réminiscences des peintures islamiques se retrouvent dans certaines postures des animaux, les plis des habits, les contrastes chromatiques, la pose de pleureuses des survivants.
L’œuvre plastique de Watanabe est suffisante et remplace le texte de cet album sans parole. Le rendu des textures renforce l’effet des trois dimensions, la force picturale remplace la narration par la délicatesse de la touche des pelages, des plumes, des fourrures, la luxuriance des coloris. L’espoir n’est pas absent de ce voyage tragique car l’arbre refleurit et pourvoit des fruits pulpeux. L’enfant, même sans l’acquisition du langage, pourra s’emparer de cette odyssée et s’émerveiller de la prouesse esthétique de la jeune illustratrice. Les petits lecteurs s’interrogeront sur les conséquences de ces transhumances, et pourront recréer une histoire à chaque fois différente.
Yasmina Mahdi
Issa Watanabe, illustratrice espagnole, diplômée en lettres et en arts, a développé des projets pour promouvoir l’intégration sociale par l’art. Elle est lauréate du prix international du meilleur livre illustré décerné par le Fondo de Cultura Económica de Mexico.
- Vu : 1994