Michel Tournier, Romans en la Pléiade
Michel Tournier, Romans suivi de Le Vent Paraclet, édition d’Arlette Bouloumié avec la collaboration de Jacques Poirier et Jean-Bernard Vray, Paris, Gallimard, collection Bibliothèque de la Pléiade, 23 Février 2017, 1824 pages
Ecrivain(s): Michel Tournier Edition: La Pléiade GallimardDe Tournier, l’on connaît surtout aujourd’hui Le Roi des Aulnes (prix Goncourt – à l’unanimité – en 1970, présenté par l’incomparable critique George Steiner comme « l’un des plus grands romans européens de ces dernières décennies »), et les Vendredi.
En 1969, Michel Tournier emprunte le personnage de Robinson Crusoé à Daniel Defoe dans Vendredi ou les Limbes du Pacifique. Ce texte, comme l’a rappelé notamment Martine Groult, est une superbe « revisitation » du grand texte Robinson Crusoé (1719) de Daniel Defoe (1660-1731). Revisitation situant l’action en 1759 et réalisant « une inversion de sens » puisque Tournier « fait de Robinson un élève de la vie sauvage au lieu d’un instructeur de la nature et du sauvage ». « D’abord tellurique, terrien, terreux, cloué au sol par l’attraction terrestre et plus encore par le poids de sa civilisation, écrit Jacques Chabot, le Robinson de Tournier, converti par le sauvage Vendredi aux joies légères de l’existence naturelle, se redresse, se porte vers l’altitude, où il devient progressivement un être aérien. Il s’élève au sommet d’un arbre, où il se livre tout entier à la rêverie d’un bonheur immobile et bercé, à la joie d’un départ sur place. « Il rêvait. L’arbre était un grand navire ancré dans l’humus et il luttait, toutes voiles dehors, pour prendre enfin son essor ».
Et puis il y a eu Vendredi ou la Vie sauvage (1971) : ouvrage – vendu à 7,5 millions d’exemplaires et traduit en 35 langues – destiné d’abord aux enfants, mais que son auteur estimait être plus abouti que Vendredi ou les limbes du Pacifique, comme nous le rappelle Arlette Bouloumié.
En 1972, Tournier reprend Robinson Crusoé dans la nouvelle « La Fin de Robinson Crusoé », insérée dans le recueil Le Coq de bruyère paru en 1978, recueil qui n’a pas été reproduit dans ce volume de la Pléiade. « Un romancier pratique ainsi un double geste pour un même personnage, à savoir le prendre à un récit d’un autre auteur avant de le reprendre […] dans un autre de ses propres récits », résume Aranda Daniel dans « Les retours hybrides de personnages » (cf. la revue Poétique, 2004). C’est dire l’importance de cette figure pour Tournier.
Mais cette figure ne saurait occulter les autres figures de l’œuvre complète. Oui, les autres œuvres de Tournier méritent d’être (re)découvertes, et c’est à ce geste que nous invite aujourd’hui – bellement – la collection Bibliothèque de la Pléiade.
Deux romans, notamment, sont prodigieux.
Gaspard, Melchior et Balthazar tout d’abord. Si ce roman a souvent été rapproché de l’œuvre de Flaubert, Marc Fumaroli dans « Michel Tournier et l’esprit d’enfance » (cf. la revue Commentaire, 1980) nuance fortement, et avec raison, ce lien effectué. « Il y a bien, dans l’épisode du roman intitulé Hérode le Grand de fugitives réminiscences du Festin des Barbares et du Suffète Hannon. Mais elles sont plutôt de l’ordre du pastiche parodique. La construction du livre, nonchalante en apparence, par emboîtement de récits de quête dont le point commun est la crèche de Bethléem, ne rappelle en rien les superbes machines romanesques fignolées par Flaubert, où tout, depuis le moteur jusqu’aux enjolivures, est fini avec la perfection des steamers et des locomotives, pour le plus grand bonheur des ingénieurs de la critique. La négligence, invisiblement très diligente, de Tournier conteur, confère à ses récits la saveur non pas de machines savantes mais de très beaux jouets d’autrefois, tels que cerfs-volants bariolés ou jeux de l’oye ».
Les Météores ensuite. Je ne sache pas plus belle étude sur ce roman que celle de Jacques Chabot, intitulée « Un frère jumeau du monde : Michel Tournier » et parue dans la revue Études en 1976 :
« Quand Platon retrouve en image, poétiquement, la tragique beauté du symbole, il affirme que chacun de nous est “symbole d’homme”, autrement dit “moitié d’homme” (dimidium animae meae, dit Horace, amoureux de Virgile) et il ajoute “comme les limandes”. Cette merveilleuse image, si belle dans sa sublime familiarité, compare l’homme à l’un de ces poissons plats (limandes, soles ou plies) qui recouvreraient, semble-t-il, leur symétrie en volume, si l’on collait ou plutôt si l’on en recollait deux l’un contre l’autre en les accouplant par le ventre. Car ils semblent, avec leurs deux yeux du même côté, n’être que la moitié d’eux-mêmes. […] Michel Tournier, dans ses Météores, nous raconte une tragique histoire d’amour et de séparation. Mutilation serait d’ailleurs un terme plus exact, car deux jumeaux, Jean-Paul, s’aimaient d’amour tendre. Que Jean refuse ce qu’il appelle, lui, la “prison gémellaire, prenne son vol, et Paul traumatisé par cette vivisection doit parcourir le monde, afin de retrouver Jean », afin de « reconquérir sa plénitude. Chemin faisant, il se recouvre lui-même dans cet autre univers où il a perdu son “frère-pareil” et compense la gémellité perdue en ravissant le don d’ubiquité. Désormais amputé de son double, Paul fait corps avec le monde déparié de son jumeau, il va de pair (et il va de soi), de pair à compagnon avec ce nouveau monde il en devient le frère jumeau. Ce n’est donc pas une histoire, mais un mythe de l’amour. Le dernier roman de Michel Tournier, […] avec une maîtrise […] souveraine et je ne sais quel accent de profonde jubilation plénière, nous décrit le retour de l’âme prodigue et ses retrouvailles tragiques avec le monde qu’elle avait perdu. Et le paradis retrouvé, nous dit-il, ne se trouve pas ailleurs, il est là, maintenant, il est à la fois ce monde-là et mon autre monde, le non-moi devenu mien. Nous sommes symbole l’un de l’autre, car “tout est signe, dialogue, conciliabule. Le ciel, la terre, la mer se parlent entre eux et poursuivent leur monologue”, [écrit Tournier]. Et tout l’art du poète est de s’inscrire dans ce monologue en y couplant sa parole ».
Le personnage le plus fascinant du roman est Paul, « frère-pareil du monde ». Le monde, « cet espace de signes doublement tourné vers le monde et le moi ». Et il faut faire un détour par Rilke, commenté par Blanchot, pour saisir vraiment toute la magie singulière de l’univers de Tournier.
Soit « l’espace intérieur du monde », Weltinnenraum. Ne se pourrait-il pas qu’il y eût un point où l’espace fut à la fois intimité et dehors, un espace qui au-dehors serait déjà intimité telle que nous y serions en nous au-dehors dans l’intimité et l’ampleur intime de ce dehors ? C’est ce dont Rilke fait l’expérience, « expérience d’abord de forme “mystique” (celle qu’il rencontre à Capri et à Duino), puis […] poétique […]. [Le poète] l’appelle Weltinnenraum, “l’espace intérieur du monde, lequel n’est pas moins l’intimité des choses que la nôtre et la libre communication de l’une et de l’autre, liberté puissante et sans retenue, où s’affirme la force pure de l’indéterminé”. À travers tous les êtres passe l’unique espace intérieur du monde. Silencieusement volent les oiseaux tout à travers nous. Ô moi qui veux croître, je regarde au-dehors et c’est en moi que l’arbre croît. Ainsi du corps poreux de Michel Tournier, “où la rose des vents vient respirer” ».
Le volume contient, en plus des œuvres précédemment citées, Gilles et Jeanne et l’essai Le Vent Paraclet (1977), qui offre un regard de l’intérieur sur le volume ; Tournier cherche en effet à y « approcher le secret de la création, et plus particulièrement celui de ses romans ».
Un seul regret, dans cette édition sans faille. Que n’y figure pas La Goutte d’or, roman de Michel Tournier publié en 1985. Mais ce choix tient à Tournier lui-même, car le projet d’éditer ses romans dans la Pléiade a été conçu du vivant de l’auteur, et le sommaire du volume, établi en concertation avec lui, est demeuré inchangé après sa mort en 2016.
Le Sahara, c’est beaucoup plus que le Sahara, écrit Tournier dans le Post-Scriptum de La Goutte d’or. Comme le rappelle Mireille Naturel dans « Le désert dans La Goutte d’Or de Michel Tournier. Mimesis et semiosis » (cf. la revue L’information littéraire, 2002), « [l]e cadre [de ce roman] foisonne en éléments descriptifs qui relèvent de la “référentialité” : les dunes, le sable, le chott el Ksob, l’erg Er-raoui, les bergers et leurs troupeaux, ainsi que des notations qui paraissent générales mais qui évoquent, en fait, des particularités de la vie africaine : la perception de l’écoulement du temps, l’angoisse de la solitude, l’importance de la superstition (le rôle des djenoun) ». Mais dès l’ouverture de La Goutte d’or, le désert, et c’est ce qui fait toute la force de l’œuvre, « apparaît comme le lieu des origines, origine identitaire du héros et origine textuelle ».
L’appareil critique de ce volume de la Pléiade est vivifiant. « Pour la première fois, les manuscrits de Tournier sont mobilisés : ils donnent un accès unique à l’atelier de l’auteur ». Et ce qu’ils nous montrent, c’est l’importance extrême accordée par Tournier aux mots, importance dont il a rendu compte avec beaucoup de malice dans un texte intitulé « Les mots sous les mots » paru dans la revue Le Débat en 1985 :
« Me trouvant récemment à Calcutta, je m’efforçai de comprendre le système des castes. À l’ami indien qui me guidait, je posai la question cruciale :
– Et moi ? En tant qu’écrivain, j’appartiens à quelle caste ?
Il me désigna une brochette d’hommes gravement accroupis sur leurs talons au bord d’un trottoir.
Chacun avait, posés devant lui, quelques outils qui indiquaient assez clairement telle ou telle profession.
Il y avait donc là menuisiers, plombiers, barbiers, déboucheurs d’oreille (je n’ose pas écrire : otistes), ravaudeurs de hardes. Plus un barbu qui veillait sur un bouquet de plumes, un encrier, un bâton de cire et une bougie allumée que protégeait un petit paravent de carton : l’écrivain public.
– Vous êtes un artisan parmi d’autres, me dit mon guide, voué à un travail manuel (manuscrit = écrit à la main), et donc vous appartenez à la caste la plus basse, celle des intouchables.
Et comme pour me consoler il ajouta :
– D’ailleurs rassurez-vous, les intouchables forment quatre-vingt-dix pour cent de la population indienne, et malgré leur dénomination, ce sont les seuls qui se puissent toucher et qui se touchent entre eux.
Il n’y avait pas lieu de me consoler. Cette appartenance à la catégorie artisanale me paraît tout à fait honorable et d’autant plus juste que l’écrivain – non seulement écrit de ses mains – mais solitairement, chez lui, bref il relève de la catégorie la plus pure dans le genre : c’est un artisan en chambre.
Si j’examine maintenant quelle panoplie je devrais mettre à mes pieds sur le trottoir de Calcutta, je note non seulement stylo, encrier et papier, mais aussi machine à écrire (électrique), mais surtout – et c’est là que le B-A BA blesse – des dictionnaires, des dictionnaires et encore des dictionnaires. Je n’ose compter le nombre de dictionnaires français et étrangers qui entourent mon labeur de leur massive muraille. Peut-être aurai-je plus tôt fait en énumérant ceux qui me manquent encore. Or qu’est-ce qu’un dictionnaire ? C’est un grenier à mots, avec pour chaque mot son mode d’emploi. Et comme le disait Mallarmé à Degas, la littérature, cela se fait avec des mots. Oui, le mot est la matière première de l’écrivain, et il n’est pas surprenant qu’on en trouve partout dans son atelier, rangés au râtelier, prêts à l’usage, usés, brisés, jetés par terre en copeaux, en poussière, ou au contraire exposés en vitrine comme des objets rares et précieux, mais devenus inutilisables. La mine inépuisable, ce sont les dictionnaires avec leur spécialisation et surtout leurs éditions successives. […] »
Matthieu Gosztola
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