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Michel Foucault en son Escurial, essai poétique, Vincent Petitet (par Patrick Abraham)

Ecrit par Patrick Abraham 15.01.25 dans La Une Livres, Les Livres, Critiques, Poésie

Michel Foucault en son Escurial, essai poétique, Vincent Petitet, éditions du Vol à Voile, novembre 2024, 52 pages, 16 €

Michel Foucault en son Escurial, essai poétique, Vincent Petitet (par Patrick Abraham)

 

1/ L’essai poétique de Vincent Petitet Michel Foucault en son Escurial, mince mais d’une rare densité, commence là où commençaient Les mots et les choses : par une description et une analyse des Ménines de Velasquez avec la présence/absence de Philippe IV et de Marie-Anne d’Autriche, reflétés dans un miroir, qui donne son vrai sens au tableau. Petitet convoque ensuite Hugo, qui a médité dans La Rose de l’infante sur la « légende noire » de Philippe II, aïeul de Philippe IV, commanditaire de l’Escurial d’où et par où règne le monarque, lieu, symbole et instrument de son pouvoir, puis sollicite Bataille, Heidegger, Musil, Kafka et Dostoïevski au fil d’une réflexion acérée soutenue par un style lumineux comme une neige himalayenne.

Non par gratuité mais par nécessité, il forge des concepts, l’Escurialisation et son moyen de contrôle, le Cadastre, et nous invite à nous poser ou nous reposer les questions essentielles : pourquoi ne sommes-nous pas, ne souhaitons-nous pas être libres ? Pourquoi acceptons-nous si facilement de rester dociles à nos maîtres, applaudissant ce qui nous subjugue ? Pourquoi ne tentons-nous rien pour sortir de l’Escurial ou pour le rendre inopérant et nous soumettons-nous sans broncher aux exigences du Cadastre, à ses intrusions envahissantes et à ses injonctions ?

On le constate, c’est l’ancienne stupeur de La Boétie dans Le Contr’un (qui bizarrement n’est pas mentionné) et de Rousseau face à notre goût inné ou trop appris pour l’asservissement qui constitue le cœur de ces pages.

2/ Petitet, tel n’est pas son projet, n’apporte pas de réponses mais ouvre des pistes en s’appuyant à nouveau sur Foucault et sur son « effacement du sujet », sur le moine bouddhiste du troisième siècle Nagarjuna, originaire sans doute de la région du sud de l’Inde appelée aujourd’hui Andhra Pradesh, « qui enseignait la vacuité de ce qu’on nommait le Réel », et sur la « pensée vertigineuse de l’infini » de Giordano Bruno, l’homme incendié (chapitre 4) : c’est peut-être en renonçant à la fiction de la complétude et de l’unité de notre moi, en nous refaçonnant « merveilleusement ondoyants et divers » à la manière de Montaigne pour refaçonner un authentique rapport à un monde lui-même redevenu ondoyant et divers à l’encontre des illusoires unifications des monothéismes, bref en nous désujettisant pour nous désassujettir et en nous autorisant un détour par les précieuses leçons du paganisme, ou de ce qu’on désigne ainsi par commodité (chapitre 2), comme elles apparaissent par exemple dans « l’histoire de Térii » des Immémoriaux de Segalen et, ajouterai-je au risque de surprendre, dans les meilleures pages d’un Remy de Gourmont, que nous pourrions envisager une émancipation, en somme une désescurialisation – osons à notre tour des néologismes utiles – efficace.

Je n’en dirai pas davantage afin de laisser aux lecteurs les plaisirs de la découverte.

3/ L’auteur, je l’ai indiqué, se réfère à des œuvres majeures. Outre Hugo, parmi les poètes, Hölderlin, Rimbaud, Char et Paz sont cités. Or l’Escurial déteste les poètes et plus globalement les écrivains, emprisonnés, réduits au silence ou, ce qui revient au même, institutionnalisés et domestiqués pour que fonctionne à plein le régime du Cadastre. L’arrestation récente de Boualem Sansal à Alger vient de le confirmer.

Le titre et le sous-titre du court essai de Vincent Petitet, baroque et par sa forme et par son essence comme le fut en son temps L’Âme atomique, Pour une esthétique d’ère nucléaire de Guy Hocquenghem et René Schérer (Albin Michel, 1986), se justifient donc : il rend un vibrant hommage à Foucault à la fois fabuliste (chapitre 3) comme le qualifiait Blanchot et dans l’acception blanchotienne du mot et anarchiste irréductible (chapitre 4) ; il nous incite à reparcourir ses livres pour y chercher non des solutions préfabriquées mais des méthodes, pour frayer à partir d’eux des sentiers imprévus ; empruntant les voies de la poésie, il nous fait comprendre (chapitres 7 et 8) que c’est d’abord par elle (un quatrain magnifique de Desnos clôt l’ouvrage) et par la littérature qu’une entreprise de décadastralisation – inventons un dernier néologisme ! – indispensable pour ne plus désespérer, et Dieu sait si notre époque est désespérante ! demeure possible.

Il est urgent de lire Petitet. Mythes et dieux de l’Inde, Le polythéisme hindou d’Alain Daniélou (réédition Le Rocher, 1994), Génie du paganisme de Marc Augé (Gallimard, 1982), et La Résistance au christianisme, Les hérésies des origines au XVIIIe siècle de Raoul Vaneigem (Fayard, 1993), offriraient à ceux qui ne les connaîtraient pas, selon des perspectives et sous des angles très différents, des prolongements (ou des prémices ?) intéressants.

 

Patrick Abraham



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