Meurtres en modulation de fréquence, Albert De Morais (par Murielle Compère-Demarcy)
Meurtres en modulation de fréquence, éditions Douro, septembre 2021, 336 pages, 21,50 €
Le roman policier d’Albert De Morais (dont nous révèlerons l’identité à la fin de la présente note) constitue une véritable réussite gastronomique par la composition savoureuse et pittoresque de ses ingrédients, sa fluidité narrative rehaussée d’un suspense et agrémentée de surprises appétissantes que l’auteur nous sert avec brio.
Nous suivons ici le parcours du narrateur Alban Guégan (connaissance mi-réelle mi fictive de l’auteur qui, d’ailleurs, apparaît lui-même dans cette histoire aux pages 103-109), trentenaire arrivé à Paris à l’âge de dix-huit ans, gérant de trois restaurants dans la Capitale après avoir exercé divers métiers, passionné de mener une vie intense et à cent à l’heure au contact de ses rencontres professionnelles et amoureuses. Confronté malgré lui au meurtre d’un représentant de l’Église déclenchant l’intervention de la DGSE (service de l’État placé sous l’autorité du pouvoir exécutif), Guégan nous entraîne au fil des péripéties et de sa vie aventureuse dans la réalité innovante et fébrile des années 1980 avec, en poche, une possible nouvelle carte à jouer pour se lancer une fois de plus dans une reconversion professionnelle via la création d’une radio libre dédiée à la Bretagne, aux Bretons qui en sont originaires et amoureux.
L’objectif de Guégan est d’apporter aux émissions de radio déjà diffusées sur le sujet un souffle de modernité et un dynamisme qu’elles n’ont plus.
« (…) le modèle de radio associative tel qu’on le connaissait jusqu’à présent est révolu, affirme le narrateur, car il ne tient pas debout et ne subsistera que quelques années encore dans certaines régions. À terme, il n’y aura plus que des radios commerciales indépendantes qui présenteront des ébauches de financement cohérentes en adéquation avec un taux d’écoute adapté à un public précis et ciblé ».
Cette assurance ne peut se réaliser sans rencontrer des détracteurs, nombreux, notamment ceux pour qui « le mouvement associatif fédéré est le seul légitime pour revendiquer la souveraineté de la Bretagne pour régler les questions de son peuple » – des détracteurs qui en réalité – le lecteur le découvre au fil des pages – s’exhibent aussi au nom de la Bretagne afin d’assouvir des intérêts personnels plus ou moins louables… C’est dans cet univers trouble que nous transporte le romancier Albert De Morais, dans une course-poursuite d’ambitions peu scrupuleuses où le lecteur suit avec la curiosité d’un enquêteur le parcours admirable, pour le moins remarquable et semé d’embûches, du jeune restaurateur Alban Guégan. Son projet, ambitieux mais mené avec la détermination d’un jeune loup raisonnable (« on n’a pas l’intention d’installer le Gwenn ha du (drapeau breton) sur le balcon des studios ») embarque le lecteur qui, par empathie, se fait le partisan de sa réalisation.
Nous sommes en 1982, le Président de la République François Mitterrand décide de « libérer les ondes permettant la création de nouvelles radios pouvant émettre en modulation de fréquence, en FM ». « Je te rappelle que c’est l’une de ses promesses de campagne », souligne un ami de Guégan, rêvant de fonder une radio libre et voulant dès le départ associer notre narrateur à son laborieux projet.
Le lecteur est ainsi entraîné sur une double-voie où, d’une part il suit le parcours du restaurateur aux prises avec ses rendez-vous d’affaires pour la gestion de ses restaurants, ses rencontres amoureuses, son flirt compliqué avec une inspectrice principale du Quai des Orfèvres alors que celle-ci mène dans le même temps l’enquête de l’homme d’Église assassiné et qu’une autre liaison amoureuse de Guégan, voire Guégan lui-même, sont pour ce meurtre suspectés… ; d’autre part, le lecteur suit le parcours de Guégan sur la route de sa nouvelle reconversion professionnelle via la création de sa propre radio libre associative « AOBA FM » (Association d’Originaires de Bretagne pour l’Audiovisuel) dont il sait, depuis le début, qu’elle va l’engager « dans un chemin parsemé d’embûches où les pièges (seront) permanents ». Guégan ne croit pas alors si bien dire, puisqu’à partir de cet instant, une série de meurtres se déclenche. Or, du meurtre du représentant de l’Église aux meurtres en modulation de fréquence, une même histoire ne se déroulerait-elle pas ici sur une même longueur d’onde ?…
Les personnages, ordinaires ou hauts-en-couleur sont ici campés avec brio. On ne peut oublier les apparitions de Katerina Lazarev, une Franco-Russe dont le narrateur semble éperdument amoureux, dangereusement tiraillée entre un passé d’exilée politique par sa famille aristocrate russe, de victime de viol par l’homme d’Église obscur dont le meurtre devient une affaire d’État, et un présent sur le fil entre la France et la Russie. La verve des répliques plonge le lecteur dans l’ambiance et des décors aussi pittoresques que certains de leurs personnages.
– Vos menaces ne me font pas peur, je suis au fait de vos agissements quand on est en désaccord avec vous. Les « quelques individus » que vous citez sont aussi bretons que vous et ceux qui sont présents ici. (…) des gens comme vous n’autres perspectives que la défense de leurs propres intérêts.
– Mais il m’insulte le petit Robespierre, je vais t’écraser, merdeux, dit-il en se redressant l’air menaçant.
– Robespierre ? Rien que ça ! Gardez le calme et ne vous prenez pas pour Danton ; vous en avez peut-être la taille et la morphologie, mais pas le savoir ni le talent. Et puis, rappelez-vous qu’il a perdu sa tête avant l’autre.
Les engrenages d’un micro-cosmos vont s’actionner, se resserrer autour de ce milieu agité où se succèdent meurtres, conflits internes – « des suspicions de collision impliquant des meurtres et fonctionnaires de l’autorité de régulation avec des personnalités connues », précise la quatrième de couverture rédigée par l’éditeur de la maison Douro : Tony Cardoso alias… Albert De Morais, notre auteur…
Meurtres en modulation de fréquence propulse le lecteur dans le monde trouble de la radiodiffusion des années 1980. Les fréquences y sont parasitées, interceptées, portées par des prises d’intérêts personnels, des soutiens plus que douteux, des concurrences déloyales, des accointances obscures, des chefs d’inculpations pour corruption, des ententes illicites, des complicités clandestines, etc., véhiculés par des maffieux infréquentables ou, fréquentés pour leurs affaires juteuses. Ainsi la « libéralisation des ondes » promises par François Mitterrand durant sa campagne présidentielle déclenche ce qui deviendra la folle histoire des radios libres.
Saisissant, foisonnant d’anecdotes et de péripéties, documenté (une double-page d’extraits d’articles de presse agrémente même le roman), faisant revivre entre Paris et la Bretagne l’ambiance et l’enthousiasme des années 80 ainsi que le Quai des Orfèvres depuis disparu (« la Crim’ ») via les fins limiers de la police judiciaire – ce livre d’Albert De Morais (alias Tony Cardoso) insuffle l’envie de partager un même art de vivre chez le lecteur emporté par le rythme haletant d’une intrigue admirablement ficelée. Une joie de vivre décalée s’instille dans ce polar, miroir d’une époque épique révolue, incarnée en l’occurrence par deux personnages fort sympathiques, gérants du restaurant étoilé « Chez Jean-Mi’ et José ». Gageons que nous entendrons un jour, dans une librairie ou ailleurs : « Vous reprendrez bien “un Petit Cardoso” ? » (surnom donné par Guégan à « Tony Cardoso » – de son vrai nom, Antonio Alberto de Morais Cardoso – qui, dans le livre, tient « un resto portugais, rue Vasco de Gama ! » : « Au Petit Cardoso »). Cela ne s’invente pas, ou, si cela s’invente, le vraisemblable allié à une trame narrative attachante et palpitante confère à ces Meurtres en modulation de fréquence une tonicité véritablement captivante.
Murielle Compère-Demarcy
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