Métamorphoses d’un Mariage, Sándor Márai
Ecrit par Didier Smal 30.11.16 dans La Une Livres, Les Livres, Critiques, Livres décortiqués, Pays de l'Est, Roman, Le Livre de Poche
Métamorphoses d’un Mariage, trad. hongrois Zéno Bianu et Georges Kassai, 512 pages, 7,60 €
Ecrivain(s): Sandor Marai Edition: Le Livre de Poche
Parmi les auteurs phares de la Mitteleuropa, on cite volontiers Stefan Zweig, Arthur Schnitzler ou encore Joseph Roth ; depuis quelques années et un programme de traduction en français toujours en cours, on sait que l’on doit leur adjoindre le Hongrois Sándor Márai (1900-1989), entre autres pour les romans Les Braises, L’Etrangère ou encore le récemment publié par Albin Michel La Nuit du Bûcher. Chacun des romans lus de cet auteur est une fête de l’esprit, une plongée dans l’âme humaine digne des plus grands, qu’ils proviennent de l’ancien Empire austro-hongrois ou qu’ils soient américains (Henry James) ou français (Marcel Proust) ; s’il existe une chose telle qu’un prix Nobel de Littérature à titre posthume, voici un sérieux prétendant, et si la mauvaise foi guide cette assertion, qu’elle soit mise au compte de l’émerveillement littéraire. Quant au présent Métamorphoses d’un Mariage (Az igazi, Judit… és az utóhang, 1980, traduction en 2006), par son dispositif narratif imparable et sa capacité à embrasser le global, le sort de la Hongrie, au travers de l’intime, le sort d’un couple bourgeois, il ne fait que conforter cette opinion.
Ce roman, écrit alors que Márai est aux Etats-Unis, âgé de soixante-dix-sept ans, est plus qu’un autre récit sur l’effritement d’un couple, sur les tressautements ultimes d’une relation finissante : on peut le considérer comme une somme et une synthèse de l’œuvre de l’auteur hongrois, tant il semble brasser avec habileté et talent toutes les thématiques rencontrées par ailleurs. En effet, Métamorphoses d’un Mariage est la narration d’un échec marital mais aussi celle de la transition, parfois amère, du Monde d’Hier, pour citer le titre d’un essai de Stefan Zweig, à celui d’aujourd’hui, de la Hongrie de Horthy (qui n’est déjà plus celle d’avant 1914) au monde moderne, d’une culture comme héritage et mode de vie (Lazar, superbe personnage d’écrivain désabusé : « La culture, ma chère, est une expérience vécue […]. Une expérience vécue en continu, comme le soleil qui brille. Les connaissances, elles, ne sont qu’accessoires »), à une époque où un personnage, désabusé lui aussi, désormais barman à New-York peut dire ceci : « On m’a dit qu’autrefois, à Rome, les empereurs et les grands de ce monde se chatouillaient le gosier avec une plume de paon, pour rendre tout ce qu’ils avaient dans le ventre, et pour pouvoir recommencer à bâfrer tranquillement. De nos jours, c’est la pub qui fait ce travail… On t’excite, et pas seulement toi, mais aussi les chiens et les chats, qui voient à la télé ce qu’ils vont bouffer. C’est ça, la lutte des classes aujourd’hui ! On a gagné, camarade ! Seulement, de temps en temps, je me tiens la tête : est-ce qu’elle est encore à sa place ? Est-ce qu’il y a encore quelque chose qui puisse me faire envie ? »
Une sourde mélancolie plane donc sur ce roman, celui d’une rupture au sein d’un couple bourgeois à Budapest, au profit d’une bonne, la Judit du titre original. Cette rupture est racontée de magistrale façon par les trois protagonistes de ce triangle amoureux, chacun ayant sa voix propre, sa chronologie propre, son moment narratif propre – et donc un point de vue unique. Dans l’ordre, il y a la femme trahie, Ilonka, dont le récit est celui d’une douleur intime, elle qui a perdu un enfant en bas âge puis, à cause d’un ruban violet, son mari, être froid auquel elle s’oppose ne fût-ce que par leur façon respective d’envisager la lecture : « Moi, je lisais passionnément, au gré de mes états d’âme. Alors que, pour lui, la lecture semblait constituer un devoir. Chaque fois qu’il commençait un livre, il allait jusqu’au bout, même si l’ouvrage le contrariait ou l’ennuyait. Oui, la lecture était pour lui un devoir, il avait pour la lettre un respect semblable à celui des prêtres pour les textes sacrés ». Cette femme, entière, aux sentiments d’une pure beauté, se raconte à une amie suite à une rencontre dans un café de Budapest, durant les années trente, et Márai rend la fluidité de son discours, ses retours, ses hésitations, ses pauses réflexives, le cheminement d’une pensée mais avec un style d’un paisible classicisme par lequel se laisse porter le lecteur. Même la peine d’Ilonka est transcendée, rendue dans la bonne tenue d’une bourgeoise consciente de son rang et de sa dignité.
Le récit suivant, fait un peu plus tard mais toujours avant la Seconde Guerre mondiale, est celui du mari, Péter, « un bourgeois, un artiste sans spécialité, un artiste qui souffrait », à en croire sa première femme. Lui aussi se raconte à un ami, de retour du Pérou, dans un lieu public, autour d’une bouteille de vin ; lui aussi vient de voir une personne qui lui rappelle son passé. Surtout, lui aussi est d’une dignité grandiose, à quoi s’ajoute la froideur occasionnelle d’un homme ayant perdu toute illusion, entre autres au contact de son ami Lazar. Il contracta un mariage bourgeois, qu’il rompit en faveur de la bonne de sa mère, dont il était tombé amoureux jeune homme et qu’il revit homme fait, fut quitté par cette seconde femme, et en a déduit une morale de l’existence quasi stoïcienne : il vit seul, lui qui a « plus souffert de la promiscuité que de la solitude [,] la seule attitude digne de ce nom ». Au roman de l’émotion, Márai fait succéder celui de la philosophie, d’un choix existentiel assumé, aussi froid puisse-t-il paraître : la solitude revient en effet comme un leitmotiv dans les propos de cet homme blessé au fond, et cela génère des pages sublimes de sagesse détachée de toute contingence, d’une dureté parfois éprouvante (« Chaque sentiment humain est entaché d’égoïsme, de velléité, de chantage discret et d’attachements impuissants autant que désespérés. Lorsque tu le comprends, et que tu n’espères plus rien du genre humain, ni le secours des femmes, que tu connais enfin le prix, toujours exorbitant, du pouvoir et du succès, lorsque tu ne souhaites plus qu’une chose : te retirer dans un coin, seul, sans confort et sans aide, pour écouter le silence qui monte lentement dans ton âme comme sur les rivages du temps – alors, tu peux partir. Parce que tu en as le droit »). Plus encore que durant le récit d’Ilonka, Márai entraîne le lecteur, lui permet d’effectuer une fois de plus, comme dans chacun de ses romans, une plongée dans l’âme humaine, avec une finesse psychologique rare qui ne sent pourtant jamais son freudisme mal digéré ; Márai pourrait expliquer les motivations de Péter, d’Ilonka ou de Judit par leur histoire personnelle, par leur enfance, mais il n’en fait rien : il les laisse s’exprimer, les laisse dire leur ressenti, les laisse explorer par eux-mêmes leur âme – et celle de leur pays : « C’était encore la paix… pas la vraie paix, bien sûr, juste une transition entre deux guerres ». En cela, Márai est grand et mérite toute la considération du lecteur pour qui la littérature est une tentative sans cesse renouvelée de dire l’homme sans fards.
A ces deux récits bourgeois succède, fait lui dans une chambre d’hôtel romaine après la Seconde Guerre mondiale, celui de Juditt Áldozó, la bonne (et la seule à se voir attribuer un nom de famille, comme si Márai voulait signifier la mort définitive de la haute bourgeoisie hongroise en la privant de patronyme), la seconde femme de Péter ; elle se raconte, une nuit durant, à son amant, batteur de jazz, et c’est alors le récit d’une femme du peuple, qui connut la pauvreté absolue (son enfance se passa littéralement dans un trou) et gravit les échelons sociaux, portant un regard dénué d’empathie sur la bourgeoisie, et cet homme qui cherchait peut-être en elle un soupçon de liberté, d’exotisme : « Au fond, il a vécu avec moi comme un exilé… un exilé qui aurait choisi de vivre au Brésil, une contrée chaude, sensuelle, excitante, et qui y aurait épousé une indigène, tout en se demandant ce qu’il faisait dans ce pays étranger ». Ce troisième récit est donc celui d’un regard extérieur posé sur la bourgeoisie hongroise de l’entre-deux guerres, mais aussi celui d’un monde nouveau accouché en 1945 (à Rome, elle a retrouvé Lazar, écrivain désormais sans envie d’écrire, et il lui a expliqué cette transition, la mort de l’ancien monde), et celui de la Hongrie occupée successivement par les nazis et les communistes. Au travers de la voix de Judit, Márai, après avoir raconté la bourgeoisie hongroise finissante avec Ilonka et Peter, raconte les soubresauts de son pays, mêlant destins individuels et destin national, Judit et son amant, Lajos, représentant l’exil – celui d’une femme qui désire un autre destin, celui d’un homme au passé peu glorieux puisqu’il fut collaborateur.
Lajos, de son nom d’artiste Ede, est la quatrième voix de ce roman, celle qui intervient bien après, qui se raconte à un Hongrois nouvel arrivant à New-York, commençant par lui expliquer comment survivre et continuant par sa propre histoire, qui est aussi celle d’une femme qu’il a connue à Rome et qu’il a vue mourir paisiblement après qu’elle lui a raconté sa propre vie. Cet « Epilogue » est la conclusion parfaite de ces Métamorphoses d’un Mariage, par son éloignement temporel et son éloignement géographique : l’époque, l’entre-deux-guerres, et le pays, une Hongrie indépendante, ne sont plus, on ne peut que les évoquer par ouï-dire, à distance. Celle-ci est aussi celle que l’auteur a dû mettre entre son passé et sa vie, au moment où il écrit ce roman, qui connaît la même trajectoire que lui, des berges du Danube à un New-York sans nulle gloriole, dépourvu de tout rêve de liberté ou de rédemption. A cette double trajectoire s’en ajoute une troisième, celle de Métamorphoses d’un Mariagedans l’esprit du lecteur, convaincu plus que jamais que Márai, pour toutes les raisons invoquées ci-dessus, et qui ne disent qu’à peine la grandeur de ce roman, est l’un des auteurs essentiels du vingtième siècle.
Didier Smal
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A propos de l'écrivain
Sandor Marai
Sandor Marai est un auteur hongrois, né en 1900. Il fit des études d’art, et commença en littérature, par la poésie. Il vit en Allemagne, puis à Paris, avant de rentrer chez lui, et d’y écrire l’essentiel de son œuvre. Après 1948, il s’exile aux USA, et se suicide en 1989. Son œuvre, immense, a été redécouverte dans les années 1990, puisqu’à titre posthume il a reçu la plus haute distinction littéraire de Hongrie.
A propos du rédacteur
Didier Smal
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Didier Smal, né le même jour que Billie Holiday, cinquante-huit ans plus tard. Professeur de français par mégarde, transmetteur de jouissances littéraires, et existentielles, par choix. Journaliste musical dans une autre vie, papa de trois enfants, persuadé que Le Rendez-vous des héros n'est pas une fiction, parce qu'autrement la littérature, le mot, le verbe n'aurait aucun sens. Un dernier détail : porte tatoués sur l'avant-bras droit les deux premiers mots de L'Iiade.