Mémoires d’une fille d’Afrique, à propos de Carnets intimes de Taos Amrouche
Je lus l’Iliade au milieu des blés mûrs (…) C’est en moi qu’Antiloque lançait l’épieu. C’est en moi qu’Achille damait le sol de sa tente, dans la couleur de ses lourds pieds. C’est en moi que Patrocle saignait. C’est en moi que le vent de la mer se fendait sur les proues.
« Jean le Bleu », Jean Giono (1932, Grasset)
Nature et passion
Les Carnets intimes de Taos Amrouche se tissent au fil de nombreuses interrogations entrecoupées de malaises, de rencontres fortuites, de recherche d’absolu. Les couleurs les habitent, rouge sur le bonheur, vert pour l’angoisse de l’attente, jaune d’or pour le troisième journal, bleu pour le futur bilan. Taos Amrouche consigne avec une naïveté de jeune fille entre affronts et ivresse l’évolution de ses sentiments (et de ses déboires) pris en étau par Jean (Giono), qualifié de poltron et de monstrueux – situation commune aux créatrices des années 1950/60, assignées à des rôles fantasmatiques et à une reconnaissance moindre… Taos Amrouche l’avoue [à propos de Giono] : Je l’ai idéalisé. Je l’ai fabriqué et dénonce : si le bâillon est bien ajusté, il me domine, l’idée que je puisse être éditée, m’exprimer, me libérer lui est intolérable (l’on pense parfois, dans ce maelström sentimental, au Journal de Katherine Mansfield de 1927, et à sa liaison malheureuse avec Francis Carco).
Le quotidien est fréquemment occupé par une espèce de nosographie des maux causés par l’amour déçu et l’ampleur de la maladie – les insomnies, les hémorragies, le cancer.
Au début de l’été 1953, la passion amoureuse de Taos Amrouche se vit au son d’une ode à une nature orientalisée, voire le sable insatiable, beau et mûr comme la pleine lune, le roucoulement de la fontaineet une calotte de nuages toute cloutée d’étoiles. Une élégie panthéiste, de résurrection et d’anéantissement de soi, contraste avec la prise de conscience du drame du peuple algérien. Dans ce journal, la femmes de lettres algérienne note et critique ses rencontres avec les mondanités de l’époque, occidentales (très peu de maghrébins) – la société française étant scindée entre les dominants et les colonisés. Les lieux où elle réside restent autant d’endroits marqués de poésie, de nostalgie, qui lui en rappellent d’autres, ceux du pays d’exil.
Souvent, la femme de pensée supplante la femme de chair, et la blessure narcissique se répare par l’écrit, méthodiquement. Par exemple, la première confrontation avec la mort donne lieu à des pages terribles sur l’agonie du frère aimé, Henri, quand il cherchait l’air comme un poisson. Taos Amrouche passe sans transition des incertitudes qui la taraudent à la joie ou à un optimisme juvénile – une condition de l’artiste, d’un être coupé de ses racines, dans une mixité improbable mais néanmoins réelle ? Nous voyons tour à tour Taos palpitante sous les caresses du bel ami, déchirée par les décès successifs du frère (1958), du père (1959), confiante dans sa foi catholique et répondre à l’appel dupays des ancêtres.
Domine une certaine modernité de points de vue, anticipant en cela un univers moins ethnocentré que celui du présent de la romancière. Une voix polyphonique au sens littéral du terme s’élève dans cette autofiction. En effet, Taos Amrouche interprète en concert, à la radio, un répertoire de chants berbères, parle plusieurs langues – phénomène précurseur d’une génération d’enfants d’immigrés aux origines diverses, souvent victimes d’ostracisme, mis à l’écart, considérés comme peuple secondaire. À ce propos, Taos Amrouche, visionnaire, le souligne déjà : des franges, des marges ; les camps de regroupements !
Le fil qu’elle déroule jusqu’à la trame d’une tapisserie mobile aux motifs de l’infidélité et des retrouvailles charnelles sans lendemain, tisse un tableau où la romancière raconte ses rêves nocturnes, où elle navigue pour atteindre une rive imaginaire. Cette fille d’Afrique (comme elle se dénomme) décèle les indices sous les carapaces des acteurs sociaux, de ses proches, les signes de décrépitude, décortique à la façon d’une entomologiste sa relation aux autres dans un esprit fort, analytique.
Le Bestiaire
Tout un bestiaire surgit sous la plume de la femme de lettres, qu’elle combat en belluaire ou soumet à sa fantaisie, quand elle compare les êtres humains aux espèces animales – et végétales et florales : ces énormes tulipes-perroquets (…) des bouches heureuses, des sexes comblés. Une arche de Noé abrite le long du livre petits lapins et lièvres, deux chiens fous, d’autres enragés, des tourterelles, la jument de Salomon, de sinistres rongeurs, un grand chameau tout blanc aux yeux bleus, un minuscule poulain etun pur-sang soyeux et roux. Taos Amrouche, en zoologue, zoomorphise les gens qui lui déplaisent :Cette femme a quelque chose du terre-neuve, elle portait au cou une petite écharpe (…) qui lui tenait lieu de collier de chien (…) elle s’enlaidit (…) va comme un cheval échappé, crinière poussiéreuse au vent ; qu’elle perd : mon frère n’était plus qu’un oiseau haletant, un oiseau papitant et qu’elle aime :petit Paul (…) on dirait un torillo avec une voix de petit oiseau qui gazouille.
Taos – tout comme Orphée, l’aède qui intervient dans l’épopée homérique – descend aux enfers de la trahison et de l’infidélité. Les bêtes deviennent ses confidentes, elle s’épanche auprès d’un chiensecourable, de mystérieux substituts de son histoire personnelle : un loup et une louve ensemble, ou bien un tigre et une tigresse [mais] ni agneau, ni agnelle. Outre les mammifères, elle mentionne aussi les invertébrés, les grillons, les courtilières, la grosse mouche gluante, un monde de cloportes – tel qu’on le trouve, grouillant au bas du château de Thérèse d’Àvila –, tantôt comme manifestation de l’éveil de la nature, des saisons, tantôt comme menace. Dans ses lettres, comme des codes, elle titre :Lettre du Poisson, rose et noir, à son ami, le Bélier superbe.
C’est de l’ancien jardin, du « courtil », que vibrionnent les espèces premières, et c’est aussi dans la cage dorée de ce monde occidental que Taos, plante déracinée sera prise par un cèdre géant, tirée dans la forêt comme une perdrix. À l’opposé de ce péril, l’écrivaine, à son tour, sera comparée par Jean, et réduite à la gent animale, appelée petit lapin, cocotte jolie, poussin, mon crapaud chéri – des animaux de jardin, faibles et sans défense ; domestiqués. Et toujours ce descriptif singulier des métamorphoses de Jean Giono en grosse araignée et grosse tortue qui le sublime ou le ridiculise…
La nourriture
Les Carnets intimes sont ponctués de récits de nourriture, une tradition qui remonte au symposium (le Banquet), à Zeuxis et à la Vanité hollandaise. Taos Amrouche dit ce qu’elle mange – déclinant toute une gamme de fruits et de viandes, de sucré et de salé –, avec l’amant, lors de séances de thé accompagnées de gâteaux ; des huitres au petit-déjeuner, des repas en terrasse ; ce qu’elle boit (des boissons à la mode), tandis qu’elle est mangée crue par les hommes. L’héroïne qui dévore et est dévorée compatit à la grève de la faim, partage les repas amicaux, l’heure du café, se restaure lors de ses hospitalisations de mirabelles au sirop avec les crêpes bretonnes et d’excellentes pâtes de fruits à la liqueur, mais souffre de ne pouvoir se sustenter de la présence de l’aimé.
Ces détails gastronomiques se font dans un recensement permanent entre les atteintes de l’âge – du dépérissement, des chairs fanées – et des besoins goulus de l’érotisme. Sœur de charité, elle introduit dans la gorge de son frère mourant quelques gouttes d’eau tout en se défendant farouchement de la vampirisation de son mari cadavre ambulant qui boit son sang. Dans une attitude compulsive, vorace ou affamée, Taos se réincarne grâce aux nourritures terrestres et charnelles dans les chambres d’amour et se désincarne, se désagrège au long de ses cauchemars mortifères où elle craint d’être ensevelie dans une tombe double.
Ainsi, le fantôme de l’absent, ruminé, ressassé, est réingurgité dans la frénésie de l’écriture, ré-absorbé ; à la fois fiel, poison dangereux et substance nourricière, vitale. Taos Amrouche dresse une liste, dans une longue énonciation, des humeurs du corps (perte d’appétit, blessures, cancer du sein, etc.) et de l’esprit, empli de tant de cancers moraux. Elle en identifie les contours, les caractères, use d’admonestations véhémentes, d’admonitions attendries et d’exaltations touchantes, en reconstituant les scènes antérieures de son vécu et en anticipant le futur. Taos Amrouche, sur le ton du monologue, boit la coupe d’amertume, en égrenant un chapelet de doléances lourd de grains âpres de la mélancolie.
La double appartenance
Les phrases de forme interrogative et exclamative constituent une entrée directe pour appréhender et interroger le phénomène de la double appartenance. Cela introduit de fait le processus de double identité, ce qui induit pour Taos Amrouche l’intrusion et la soumission, par exemple, à un regard double sur son écriture, celui, complice, de Rayali, et celui, plus discutable (voire aliénant) de Jean Giono. À la fois une perte et un ajout. Ce journal intime a une fonction un peu expérimentale dans la mesure où il permet la naissance d’une expérience unique, qui englobe des cycles et des espaces où l’adversité et la fraternité s’accordent, se brouillent et se désaccordent. Cette pathétique chronique qui conte une lente dépossession de soi va-t-elle de pair avec l’histoire de l’Afrique – aux terres possédées par des pilleurs –, dépossédée de son destin et de son autonomie ?
Des accents de révolte sourdent, mitigés de sentiments de haine et d’apitoiement, phénomène qui soulève une problématique cruciale : celle de l’exploitation des femmes en général, de surcroît celle des peuples – de leur minoration. L’auteur(e) est duelle, en phase et déphasée dans une espèce de dédoublement de personnalité, tiraillée par des événements et des appréciations contraires. D’abord, de son identité Taos/Marie-louise/catholique dans un pays musulman. Du contexte politique : la recherche de la paix (l’aman)/le coup d’état d’Alger. Des antagonismes de son caractère à l’indulgence illimitée/épuisée par ces pertes de sang massives. À cause des divers endroits habités en Kabylie : Thizmal/Paris/Tunis/Sargé. Et de la religion, les vœux pieux à Lourdes/la berbérité. Les souvenirs desvacances [de] l’enfance passée au château d’eau poussiéreux à Tunis dans des pays bordés de lauriers blancs (…) d’eucalyptus (…) l’apanage de chez nous se juxtaposent à ceux de Sargé où il fait, ici, un temps humide avec éclaircies et giboulées au-dessus de prairies vallonnées piquées de bouquets d’arbres. Donc, un contraste presque agressif.
Un chiendent qui a tout envahi pourrait illustrer, outre le désarroi de Taos Amrouche, une période gangrenée par la corruption, les guerres et les massacres, le drame effrayant de l’Algérie, avec, en face, l’affairisme indifférent de nouveau riche et magnat – une accusation portée envers le milieu du cinéma. Le lecteur participe à l’inquiétude de la double identité, aborde le brûlant sujet de la langue de nos pèrestout en communiant avec le Pater et l’Ave Maria, d’une femme entourée de statues de la Vierge, d’un crucifix, une couronne d’épines et une série de petits angelots bleus, qui chante des chants berbères. Ainsi, dans une étrange acception de l’univers, Taos Amrouche en entendant au cours d’un baptême les cloches [où] des garçonnets lançaient aux enfants des poignées de dragées, se remémore un autre rite : chez nous, les noces, des pleins tamis de dattes, de cacahuètes et noix qu’on lance aux enfants.
La romancière confie la complexité de ses tiraillements, projette la possibilité d’une ré-conciliation entre la France et l’Algérie, à travers sa confession à double voix/voie, à double culture, consciente du rejet dû au facteur racial. Taos Amrouche, par son écriture spéculaire, introspective, à l’affût du moindre indice, se berce de promesses tout en soulignant la place vacante d’un éden disparu à jamais, sa jeunesse lointaine passée dans l’inquiétant paradis de la Villa Abd-el-Tif à Alger. Ces blessures sont celles d’une rescapée d’une famille tragiquement décimée, [du] drame atroce de (…) l’Afrique du Nord en flammes [en proie à une] guerre totale, qui cherche le salut et fait le tour des églises.
La lumière
Outre une volonté et une lucidité, Taos Amrouche possède un esprit éclairé (enflammé de désir), en opposition à son noir désespoir, son affliction. Sa foi rayonnante se manifeste en captant les éclairsaperçus dans le regard, les yeux rayonnants de ses interlocuteurs, en brûlant un cierge en souvenir des morts, en admirant la Voie lactée, les gouttelettes [qui] étincellent, en déchiffrant tout un ensemble desymboles lumineux, entre astres et désastres. Elle va jusqu’à encenser sa propre histoire de légende dorée de Manosque, son habitat réverbéré par des murs jaune soufre et son élégance flamboyante mise en valeur par sa robe poisson, une soie bleue à reflets métalliques.
Dans le dernier volet de ses cahiers, la perte des illusions, telle une source tarie, envahit le monde de l’auteur(e), néanmoins repliée dans une retraite aux flambeaux. Le façonnement de la forme et des mots de son écriture romanesque se forge, à ses dires, sur une enclume d’où jaillissent des étincelles, qu’elle recueille avec ferveur comme une huile dans les mains de nos femmes berbères – la spiritualité et l’inspiration émanant des femmes et des saintes.
Dans cette chronique couvrant plusieurs années, l’énonciation d’une litanie de souvenirs refait surface, affleure au gré des déplacements et des jours entre enchantement et désenchantement. Ainsi, une jeune fille à la joliesse d’un pigeon rose revient loger dans le cœur déchiré de la romancière, qui se réfugie à la campagne afin d’accomplir l’essentiel : écrire. Ces Carnets intimes pourraient s’intituler « Histoire d’une désaffection » ou bien « Histoire d’une sauvegarde ».
Pour conclure, restons sur cette phrase d’une grande sagesse :
Nous sommes tous des sursitaires (1).
Yasmina Mahdi
(1) Notons les indications précieuses de Yamina Mokaddem, et sa préface instructive ainsi que les belles photographies de T. A. en première de couverture.
Mémoires d’une fille d’Afrique, à propos de Carnets intimes de Taos Amrouche, éd. Joëlle Losfeld, Gallimard, 2014, 25 €
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