Mémoire du yiddish Transmettre une langue assassinée Entretiens avec Stéphane Bou, Rachel Ertel (par Gilles Banderier)
Mémoire du yiddish Transmettre une langue assassinée Entretiens avec Stéphane Bou, Rachel Ertel, mai 2019, 218 pages, 19 €
Edition: Albin Michel
Les langues mortes jonchent la route de l’humanité, au long de son chemin tortueux et désespérant vers on ne sait quelle destination : certaines, dont on a oublié jusqu’au nom ; d’autres connues d’une poignée de spécialistes à travers le monde ; d’autres enfin prestigieuses, comme le latin, qui ne mourut véritablement qu’au XXe siècle. On connaît au moins une langue ressuscitée, l’hébreu, certes jamais oubliée, redevenue cependant langue vivante de plusieurs millions de locuteurs. Mais qu’est-ce qu’une langue assassinée ?
Les communautés juives d’Europe, de l’Alsace à la Russie, employèrent pendant des siècles non pas l’hébreu, réservé à un usage liturgique, mais un étonnant mélange d’allemand, de langues slaves et d’hébreu : le yiddish, parlé et écrit sur la plus grande partie du continent – une extension dont peu de langues purent jamais se prévaloir. Le yiddish ne se contenta pas d’être parlé : des journaux, des romans, des pièces de théâtre, des poèmes se publiaient.
Alain Finkielkraut a fait graver sur son épée d’académicien la lettre hébraïque aleph, en souvenir du quotidien yiddish que son père lisait en France (quatre journaux en yiddish étaient jadis publiés à Paris), mais que lui, le futur professeur, n’a jamais lu, parce que cet idiome ne lui fut pas transmis – le destin de toute une génération qui oublia cette « langue assassinée ». Et l’on revient ainsi à la question de départ : comment assassine-t-on une langue ? En massacrant ceux qui l’emploient. La Shoah a englouti dans le néant la plupart des communautés juives qui se servaient du yiddish. Il en subsiste des îlots aux États-Unis, où la langue fait, à un degré modeste, partie du paysage culturel (dans un de ses films, Mel Brooks campait un chef peau-rouge parlant en fait yiddish) et bien sûr en Israël, mais il s’agit d’une langue sensiblement différente de la matrice européenne. En outre, le yiddish de Brooklyn et de Jérusalem n’a produit aucune œuvre littéraire.
Le sous-titre du volume indique ce à quoi Rachel Ertel a voué sa vie : « Transmettre une langue assassinée » par l’enseignement et la traduction. On lui doit, et c’est une dette immense, de pouvoir lire en français des écrivains aussi importants qu’Avrom Sutzkever, Leïb Rochman et Eli Chekhtman, tous dignes d’un Prix Nobel de littérature.
1939 n’était pas la meilleure année pour naître juive en Pologne. Comme tous les enfants, Rachel Ertel ne choisit ni le lieu ni le moment et ce fut donc en cette année et dans ce pays qu’elle vit le jour. Elle ne connut pas son père, tué dans un bombardement. Sa mère se réfugia en Union soviétique, avant de revenir en Pologne à la fin de la guerre. Comme on devrait le savoir, il y eut des pogroms dans cette contrée après la chute du IIIe Reich et ce qui restait de la famille manqua disparaître. Décision fut prise de quitter le pays (ce que firent la plupart des Juifs polonais ayant survécu à la Shoah) pour la France. Après avoir quelque temps vécu dans ce qu’elle nomme « le phalanstère yiddish » (un immeuble parisien où demeuraient des Juifs d’Europe de l’Est exilés), la jeune fille s’intégra à la société française (il n’y avait alors pas d’autre solution), étudia et devint professeur de littérature américaine, enseignant l’anglais et donnant des cours de yiddish.
Les films d’action ont souvent mis en scène ce genre de situation : le héros (ou l’héroïne) court sur un pont alors même que ce dernier est en train de s’effondrer. Toutes proportions gardées, c’est ce qui est arrivé à Rachel Ertel, enseignant le yiddish à mesure que celui-ci achevait de disparaître. Et, remarque-t-elle, il s’est alors produit une chose curieuse : l’hébreu et le yiddish ont plus ou moins échangé leurs positions respectives : de langue sacrée, l’hébreu est devenu une langue vernaculaire (une des raisons qui motivent les Juifs ultra-orthodoxes à refuser de reconnaître l’État d’Israël), tandis que le yiddish, langue d’un peuple anéanti, acquérait une forme de sacralité qu’il n’avait jamais possédée par le passé.
Gilles Banderier
Née en Pologne en 1939, Rachel Ertel a enseigné la littérature américaine à l’université de Paris-7. Immense traductrice, elle a contribué à former des traducteurs de yiddish afin d’assurer la « permanence » de cette langue et de son espace culturel.
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