Mémoire du premier cosmonaute arabe, par Kamel Daoud
Ah, ce n’est pas facile d’être le premier cosmonaute arabe des Arabes ! Ici, ce n’est pas facile : la Mecque est en bas, la lune à gauche et les étoiles sont sous les pieds. Dix mille chameaux ne suffiront pas à vous faire faire un seul pas. Le pire, cependant, c’est le ciel : il n’est nulle part. Et c’est terrible pour un Arabe, car les Arabes ont l’habitude de vivre sous le ciel, pas en-dessus, et d’y aller en linceul ou en morceaux et pas en scaphandre et en navette spatiale, de marcher sous ses nuages et pas de marcher sur la tête de la terre. En plus, le cosmos est comme un Sahara sans fond et un sable sans traces de pas. On n’y entend ni vent, ni casseroles, ni lézards insomniaques. Seulement le bruit d’une fenêtre mal fermée sur l’infini. La première chose que l’on perd lorsqu’on voyage dans l’espace, ce n’est pas la gravité mais sa propre nationalité, puis le trou s’élargit et on commence à perdre le reste : ses ancêtres, ses petits soucis, son drapeau national, ses prières les plus habituelles et sa longue histoire qui va s’effiler comme un nuage de fumée, puis disparaître comme un gaz.
Il ne vous reste alors que les yeux comme un monstrueux affamé et la terreur d’être si petit devant le vide si grand. Encore plus terrible pour un Arabe habitué à posséder le ciel à la place de la terre (elle appartient aux impies), et qui découvre qu’il n’a rien dans la main sauf son propre gant. En plus, même dans le cosmos, et pendant que le Français et l’Américain faisaient des essais scientifiques et prenaient des photos de l’éternité en stand-by de ces parages, moi, je tentais de relire le Coran pour voir si l’univers était sa photocopie ou sa copie, en me demandant qu’est-ce que je faisais là dans le vide et comment prier sans direction, me laver sans eau et que dire aux autres Arabes qui ne vont jamais quitter le sol sauf morts ou en avion. Car il a fallu beaucoup d’effort des miens pour m’envoyer là, au bout d’un cordon vital, entre le métal de la navette et l’abîme d’Allah. La moitié de ma race se demandait pourquoi on devait envoyer un Arabe au ciel puisque le Prophète y est allé déjà il y a des siècles, et l’autre moitié est restée très sceptique s’interrogeant : un Arabe peut-il être un cosmonaute sans retomber automatiquement par terre à cause de la chute de Grenade et de Bagdad. Ô vide, je te connais mieux que ton cosmos. Ici, parce que je suis le premier à mettre le pied dans le vide, on me force à être tous les Arabes en un seul Arabe. Concentrant toute une race dans un seul prénom. Je me dois de représenter la race, sa pierre lancée dans le ciel, sa fierté et sa plus grosse cotisation financière pour sauver l’honneur. Je suis la pierre lancée le plus haut par les miens depuis Abbas Ibn Firnas et le risque le plus gros pris par les Occidentaux depuis le 11 septembre : rien ne m’empêchait de précipiter la navette sur le Pentagone et rien ne m’interdisait de prendre le large vers une quelconque Espagne galactique. Et pourtant, je démens toutes les rumeurs : je suis là, premier cosmonaute arabe sorti dans l’espace, figé dans une méditation muette face à la chose qui me ressemble le plus : le vide.
Kamel Daoud
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