Mémoire d’éléphant (Memória de elefante), António Lobo Antunes (par Léon-Marc Levy)
Mémoire d’éléphant (Memória de elefante, 1979), António Lobo Antunes, éd. Points, 2001, trad. portugais, Violante do Canto, Yves Coleman, 207 pages
Ecrivain(s): Antonio Lobo Antunes Edition: Points
Premier roman de son auteur, cet ouvrage nous jette d’emblée dans le flot des obsessions qui vont hanter l’œuvre de Lobo Antunes : l’absurdité du monde, la douleur d’être, le cauchemar de la mémoire.
Sombre roman, celui des souvenirs fracturés de la fin d’un monde, Mémoire d’éléphant se lit comme la complainte désespérée d’une âme perdue sous le poids du monde et d’elle-même. Le « narrateur » (il faudrait dire plutôt l’émetteur du discours, car il ne dit pas je), l’itératif psychiatre lisboète qui renvoie, dans les romans d’ António Lobo Antunes, à la vie de l’auteur lui-même, hait le monde et sa vie dont il n’accepte pas l’absurdité, en tant que « médecin des âmes » et en tant qu’individu privé. À travers un flux de conscience obsessionnel, entrecoupé de souvenirs disloqués, l’auteur portugais nous invite dans un dédale de pensées troubles, où la douleur se mêle à l’ironie, où le grotesque se fond dans la tragédie.
Lobo Antunes nous livre l’image d’un homme au bord de la folie, sans cesse sujet à des accès irrépressibles de désespoir. L’écriture fascinante, à la fois poétique et fragmentaire, renvoie métaphoriquement au chaos de l’âme humaine dans ses tâtonnements pour avancer dans une condition humaine terrible. L’écriture de Lobo Antunes est un chant funèbre, un lent défilement de phrases longues et torturées qui, inlassablement, reviennent encore et encore et finissent par hypnotiser le lecteur. Comme cette terrifiante anaphore du Quand me suis-je gouré ? qui sonne comme le glas de la raison et obscurcit toute voie de rédemption.
Chaque souvenir évoqué semble exorciser l’horreur de la guerre, l’effroi d’une existence aliénée, un métier dont la fonction s’est perdue, le deuil lancinant d’un amour dévasté.
Dans le flux de conscience dévastateur qui irrigue ce roman, trois sources sont à l’œuvre : L’Angola et ses horreurs coloniales, l’hôpital psychiatrique où exercer la médecine ressemble à l’exercice d’un tortionnaire, enfin, de manière déchirante et itérative, les souvenirs d’un amour fou perdu d’une femme.
Dans la scansion de ce flux de conscience revient, comme une antienne douloureuse, le souvenir puissant et désespéré de l’amour du psychiatre pour sa femme, LA femme. La déchirure de la perte reste béante à jamais. Le souvenir est physique, dans la chair autant que dans l’esprit. Chaque souvenir est une meurtrissure incurable.
[…] quand on m’a appelé parce que tu t’étais évanouie, je t’ai trouvée sur une chaise faite de planches de tonneaux, j’ai fermé la porte, je me suis blotti auprès de toi en répétant Jusqu’à la fin du monde, jusqu’à la fin du monde, jusqu’à la fin du monde, empli de la certitude que rien ne pouvait nous séparer, comme une vague vers la plage vers toi va mon corps, s’exclama Neruda et il en était ainsi pour nous, et il en est ainsi pour moi, seulement je ne suis pas capable de te le dire ou je te le dis quand tu n’es pas là, je te le dis tout seul, éperdu de l’amour que j’ai pour toi, nous nous sommes trop blessés, trop meurtris, nous avons tenté de nous tuer à l’intérieur l’un de l’autre, et malgré cela, souterraine et immense, la vague continue comme vers la plage et comme vers la plage la moisson de mon corps s’incline vers toi, épis de doigts qui te cherchent, essaient de te toucher, s’accrochent à ta peau avec une force d’ongles, tes jambes minces me serrent la taille, je monte l’escalier, je frappe au loquet, j’entre, le matelas connaît encore la forme de mon sommeil, je suspends mes vêtements sur la chaise, comme une vague vers la plage comme une vague vers la plage vers toi va mon corps.
Tous les souvenirs sont des cauchemars nous dit ce sombre et déchirant roman. Les mauvais parce qu’ils ramènent à des moments de peine et de malheur, les bons parce qu’ils rappellent les moments heureux, fatalement perdus. La dimension mémorielle de ce texte, cette bataille intérieure que mène le psychiatre contre ses propres souvenirs et son désespoir, António Lobo Antunes l’orchestre avec une rage froide et dévastatrice. Mémoire d’éléphant est une plongée brutale dans les abysses d’une époque marquée par la violence de l’Histoire et la lumière d’un amour fou, une autopsie littéraire qui cherche à exposer ce que l’on tente d’ensevelir sous les conventions les plus insupportables. C’est la tragédie dans son effroyable scansion temporelle, sans retour possible.
Ensuite le psychiatre se souvint de La Mouette et de la profonde impression que la lecture de la pièce lui avait causée, des personnages apparemment suaves, à la dérive dans un décor apparemment suave et gai (Tchékhov se considérait sincèrement comme un auteur de comédies), mais chargé de la terrifiante angoisse de la vie que seul peut-être Fitzgerald avait su plus tard retrouver et qui surgit, par moments, dans le saxophone de Charlie Parker, nous crucifiant tout à coup en un solo désespéré qui résume toute l’innocence et la souffrance du monde dans le souffle lancinant d’une note. Alors le médecin pensa : cette mouette c’est moi, et celui qui se fuit lui-même c’est moi aussi. Et je n’ai même pas le courage nécessaire pour faire demi-tour et pour me venir en aide.
Et l’écriture obsessionnelle d’António Lobo Antunes qui enserre le flot de la douleur, est à la fois l’outil et la prison du désespoir humain. Mémoire d’éléphant annonçait, en 1979, la naissance du plus grand écrivain européen encore vivant.
Léon-Marc Levy
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