Méandres et Néant, Stéphane Sangral (par Claire-Neige Jaunet)
Méandres et Néant
Ecrivain(s): Stéphane Sangral Edition: Editions Galilée
Méandres, néant : deux territoires où l’on se perd également, l’un par excès de formes, l’autre par défaut. Cette opposition n’est qu’une apparence. Stéphane Sangral visite ces deux territoires, les traverse, passe de l’un à l’autre, et les relie sans que demeure visible une frontière. Où est le trop, où est le rien ?… Les mots pour le dire recourent à l’image, pas seulement poétique, mais typographique, et graphique. Pour ouvrir et clore le recueil, une même illustration (de l’auteur) se glisse dans le texte, qui peut se lire diversement : un ciel d’un noir d’encre constellé de nuages qui sont des amas de chiffres, ou bien une page blanche couverte de chiffres dévorée par l’extension du noir – du néant. Deux regards possibles, pour deux forces en présence. A l’un la « nuit éparpillée d’étoiles », le royaume « où chacun est le centre », où « mon esprit se déplie et s’infinise » et peut « voir dans les plis du vent »… A l’autre la puissance « vorace » du temps, le labyrinthe du moi perdu dans des voies qui s’ouvrent et se referment, et la descente sans fin vers le centre de soi où tout se fait « vertige ».
Vertige du temps qu’on voudrait prendre et qui nous prend, qui nous « parque » dans un « …quand… » ou dans un « jamais (ce mot au cœur de l’être) » ; vertige du temps que rien n’arrête, il coule en toute chose et même dans l’ennui, et nul ne sait comment l’appréhender.
Vertige de la pensée n’ayant pour outil que des « mots-prisons » qui font du moi un double prisonnier, enfermé dans le réel et dans le langage qui veut en parler. Libéré de la phrase, surgissant seul et se répétant dans un écho interminable, le mot martèle sa présence, à la fois force et insignifiance. Emboîtés dans la phrase et dans le texte, les mots deviennent une suite continue de « riens » qui s’aimantent et entraînent l’esprit dans des enroulements où l’âme « perdue / se regarde regarder et perdue / se regarde se regarder »… Tout semble entretenir une connivence vertigineuse, un « compromis » où se défont les spécificités. La pensée et le rêve, la limite et l’infini, le cri et le silence, le faire et le sommeil, le flux et la mort, l’absence et la présence, l’être et le non-être, se mettent en abyme et s’enchevêtrent. Et « la nuit tissée de pluie tissée de nuit » menace le je « épuisé », poussé aux larmes et au désespoir, d’une chute « en un lieu où le Je s’abolit / où le lieu s’abolit », où le monde et le moi, le tout et le rien, se reflètent mutuellement et s’enchevêtrent.
Que peut être l’écriture dans un tel monde, où le poète voit « en chaque boucle (…) la mort qui danse », et où le texte, comme toute chose, marche vers sa fin ? Un poème restituant l’écriture manuscrite assure que « entre les lettres de ce texte je me glisse / pour un peu exister, un lieu pour avoir lieu ». Mais ce poème est biffé. Ecrit et biffé. En demeure la lecture : être et non-être accueillis et mêlés au sein même de la parole poétique, qui ne va pas contre l’ordre confus du monde mais se l’approprie. « Les mots de ce poème », nous dit ailleurs le poète, ne servent « qu’à cerner les blancs qui partout cernent » : … nuages clairs menacés par l’extension du noir, ou noir menacé par l’extension des nuages clairs ?…
Claire-Neige Jaunet
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