Mauvaises passes, Mohamed Al-Azab
Mauvaises passes (Wuqûf mutakarrir), traduit de l’arabe égyptien par Emmanuel Varlet, Seuil, format kindle février 2013, 176 pages
Ecrivain(s): Mohamed Al-Azab Edition: Seuil
Nous est familier, dans le roman, l’usage de la troisième personne, qui instaure, entre le personnage « IL » et le narrateur, la distance maximale.
Nous sommes habitués, également, à l’emploi du JE, qui abolit cette distance pour donner l’illusion que le narrateur et le héros sont une seule et même personne.
Mohamed Al-Azab, pour ce roman court et dense, a fait le choix d’une autre perspective, beaucoup moins courante : le narrateur s’adresse au personnage principal en utilisant le TU.
Certes nous connaissons des exemples de romans à la deuxième personne (La Modification, de Michel Butor, ou Un homme qui dort, de George Pérec, pour ne citer que ceux-là). Dans ces exemples, le narrateur s’adresse au lecteur, et l’institue, de gré et de force, héros du récit.
Ce n’est pas le cas dans Mauvaises passes. La technique mise en œuvre ici conduit à une situation étrange en laquelle on a l’impression que le personnage se parle à lui-même, en miroir, se raconte sa vie comme s’il ne la connaissait pas. Il semble que le narrateur et le héros ne forment qu’un seul être qui se dédouble dans la mise en scène en un témoin et un acteur, le témoin étant le JE implicite qui désigne son double, l’acteur, par la deuxième personne, TU.
Le récit étant écrit, à l’exception de quelques extrusions dans un passé proche, entièrement au présent, la simultanéité entre la narration et l’action renforce encore la sensation de l’absence totale de distance entre les deux composantes.
L’intrigue a pour lieu symbolique une garçonnière, en ville, où se transplante Mohamed Ibrahim, un jeune égyptien que la concurrence d’une grande enseigne vient de contraindre à fermer sa petite entreprise de jeux électroniques. Toute sa famille quitte un matin la ville provinciale de Madinet El Salam (la Ville de la Paix : on comprend la portée symbolique du toponyme), y compris la cousine et fiancée du jeune homme, venue du douar de Aïn Shams (La Source de Lumière : autre toponyme évocateur), pour aider à son installation dans « sa chambre de célibataire », et manifeste son incompréhension, voire sa réprobation :
La chambre ne leur plaira pas du tout. Ta mère restera interdite devant la vulgarité des femmes assises devant l’immeuble. Ses yeux lanceront des éclairs. Sur le moment, elle se gardera de tout commentaire, mais éclatera au cours du repas : « Quel être sensé abandonnerait la maison de ses parents pour s’installer dans un cloaque pareil ?!! »
Ce paragraphe condense toute la thématique, la problématique, la dramatique du roman : le jeune homme, au prétexte que retrouver du travail et recréer une entreprise sera plus facile en ville, a foncièrement envie de vivre sa vie, celle qu’il n’a pu vivre jusqu’alors à cause des contraintes sociales et morales, et rêve de faire de la chambre, avec la complicité de son camarade Moneim, l’endroit où il pourra assouvir sa soif de rencontres amoureuses sans tabou (d’où le titre français) et surmonter ainsi la frustration qu’il partage avec des milliers d’hommes et de femmes de sa génération dans un pays sur lequel pèse de plus en plus la lourde chape morale des interdits religieux, en particulier sexuels.
C’est un roman d’initiation, un roman exprimant une violente volonté de rupture générationnelle, un roman qui clame un besoin crucial d’émancipation, de révolution, et… de printemps ! La relation avec ce qui se passe en Egypte depuis deux ans est évidente.
Par le tutoiement, l’écrivain s’adresse, sans aucun doute, à tous les jeunes Egyptiens, réunis dans un TU collectif.
Cette jeunesse s’en sortira-t-elle ?
Mauvaises passes est d’une certaine façon un roman militant, même si son dénouement n’incite pas vraiment à l’optimisme…
Patryck Froissart
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