Mauvais sang ne saurait mentir, Walter Kirn
Mauvais sang ne saurait mentir, janvier 2015, traduit de l’anglais (USA) par Éric Chédaille, 227 pages, 21 €
Ecrivain(s): Walter Kirn Edition: Christian Bourgois
L’écrivain Walter Kirn eut un ami au nom prestigieux, Clark Rockefeller, un « banquier central free-lance », et un collectionneur d’art moderne. Ils firent connaissance en 1998 dans des circonstances ubuesques, Kirn ayant accepté de convoyer du Montana jusqu’à New-York une chienne setter Gordon, paralysée, incontinente, que l’excentrique et richissime Clark avait décidé d’adopter. Mais que ne ferait-on pour un nom prestigieux lorsque l’on est un jeune auteur désargenté, bientôt père de famille et que l’on espère en côtoyant un membre d’une si illustre famille renflouer son compte en banque, grâce à une « gratification substantielle » en témoignage d’une « infinie gratitude » avec en toile de fond l’idée que cette relation donnera matière à un papier dans une revue, ou deviendra peut-être le prétexte d’un roman ?
Mauvais sang ne saurait mentir décrit une dizaine d’années de rencontres épisodiques, d’échanges téléphoniques, suivies d’une prise de distance de la part de Kirn, devenu un écrivain reconnu, enfin lassé d’une relation à sens unique, Clark faisant preuve d’un égotisme illimité.
Puis 2008 et « La » découverte, le coup de poing dans la figure, l’impensable vérité qui éclate, brise les certitudes, la confiance en son propre jugement, et convie l’auteur à l’autoanalyse. Poursuivi pour l’enlèvement de sa fille, après son divorce, Clark Rockefeller est démasqué. De son vrai nom Christian Gerhartsreiter, alias « Chris C. Crowe », « Chris Chichester », « Charles Smith », « Chip Smith »etc., l’homme d’origine allemande a émigré aux États-Unis pour y vivre à sa manière le mythe du « rêve américain ». Une manière d’escroc, de manipulateur, de sangsue vivant aux dépens de ceux et celles qu’il enferme dans une toile de mensonges, aux mailles cyniquement adaptées aux attentes des gens qu’il croise, des femmes qu’il épouse, comme la richissime golden girl Sandra Boss, des « individus » qui gobent béats des histoires toujours plus grosses, plus énormes dans l’art de la mystification, mais toujours basées sur leur capacité à alimenter la vanité de ceux et celles qui les écoute.
Pourtant la coupe n’est pas encore pleine et lorsque Kirn assiste en 2013 au procès de Christian Gerhartsreiter, il découvre stupéfait qu’il s’agit du meurtre en 1985 de Jonathan Sohus et de la disparition de sa compagne Linda, dont son ancien ami doit répondre.
Bien au-delà de la narration d’un procès pourtant dépeint avec talent au travers des portraits incisifs de ses principaux protagonistes, Walter Kirn fouille, triture son propre passé tentant d’en extraire le moindre indice lui permettant de comprendre comment et pourquoi, il a pu pendant tant d’années se laisser abuser. Fils de parents émigrés allemands, élevé au cœur d’un Minnesota rural, le jeune Kirn a lui-même endossé des rôles, joué de postures, pratiqué le mensonge pour se faire accepter de ses condisciples, en se faisant passer pour autre chose que ce qu’il était, tant au collège que plus tard dans les très sélects établissements de Princeton puis d’Oxford.
« J’allais terminer mes études à Princeton avec les honneurs, en partie parce que j’avais appris à manier la langue de la prestigieuse subversion culturelle, le langage du paradoxe, des boucles sans fin, de la ligne de fuite, du fondu universel, d’“énoncés de vérité” au lieu de vérités vraies, des paradigmes perdus. J’en repartis sans savoir qui j’étais ni ce que j’étais ni pourquoi j’aurais dû m’en soucier, puisque le moi n’était, je l’avais appris, rien plus que ceci : un pronom (“je”), un verbe (“être”), un temps (le présent) /…/ » (p.121).
D’autres mensonges liés à un arrivisme certain, à la volonté de s’élever dans l’échelle sociale, au goût de la fréquentation de ceux que l’on nomme aujourd’hui des « people », émailleront la vie de Kirn, jusqu’à son mariage avec Maggie, la fille du romancier Thomas Mc Guane et de l’actrice Margot Kidder. On peut être intelligent, avoir l’esprit très affûté et se laisser berner comme le premier des imbéciles, nous dit Kirn, lorsque l’on espère tirer d’une relation quelque chose de profondément lié à ses propres motivations. Christian Gerhartstreiter ne recherche rien d’autre que des partenaires consentants.
« Au lieu de me fermer à ses histoires foutraques, je l’aidais à les parfaire, le faisant accoucher de détails, donnant le coup de pouce qui en renforçait la vigueur. C’est un des services que Nick accomplit pour Gatsby : en tenant le rôle d’auditoire idéal, il consolide le moi fabriqué de son interlocuteur »(p.75).
La mise en parallèle s’arrêtera là. Kirn ne deviendra ni un escroc ni un tueur psychopathe, mais un écrivain à succès, la littérature, la fiction, transcendant sa part d’ombre. Pour « Clark », les tentatives d’écriture de scénarios se solderont par le jugement lapidaire de Robert Wise : « Vous avez de l’application mais pas de talent ».
À un moment de l’histoire des Etats-Unis où il fleurait bon être WASP, en adopter l’idéologie et le mode de vie, tous les délires de Christian Gerhartschein pouvaient sembler crédibles et les quelques interrogations, les doutes, ne résistaient pas à l’attrait pour l’excentricité d’un membre des « One Percent », et à celui d’un coca rondelle dans un fauteuil à haut dossier du Lotos Club,établissement au chic discret, réservé aux élites culturelles de Manhattan. Dans un pays où l’on mélange les péripéties de la série Star Trek et les secrets de la NASA, où la puissante industrie cinématographique génère de vrais-faux héros, l’escroc a su décoder à la perfection les failles d’une société qui voue un culte à l’argent vite gagné et vénère le paraître, le faux-semblant, pour étendre peu à peu son propre Lebensraum.
« Clark », « Chris », « Charles » ou « Chip » n’ont pas de réelle identité. Ce sont des enveloppes vides qui se remplissent et se nourrissent des autres, qui créent des fantasmes, des fictions en accord avec l’époque et où chacun s’accorde à suspendre son incrédulité.
Le roman de Walter Kirn en est une brillante démonstration pétrie de références cinématographiques et littéraires. En filigrane derrière le fait divers, derrière la recherche des raisons spécifiques à une telle cécité générale, derrière le portrait d’un escroc et d’un tueur psychopathe, Mauvais sang ne saurait mentir est une profonde et subtile réflexion sur les interactions entre la réalité et la fiction, le vrai et le faux, ainsi que sur le métier d’écrivain.
Catherine Dutigny/Elsa
- Vu : 3279