Maurice Barrès et le nationalisme français, Zeev Sternhell
Ecrit par Vincent Robin 21.07.17 dans La Une Livres, Les Livres, Critiques, Israël, Histoire, Fayard
Maurice Barrès et le nationalisme français, Arthème Fayard Pluriel, 2016, 432 pages, 12 €
Ecrivain(s): Zeev Sternhell Edition: Fayard
Ce volumineux contenu est en réalité une réédition de l’étude menée à bien il y a déjà plusieurs décennies par l’historien Zeev Sternhell pour sa thèse de doctorat. Son travail universitaire avait ainsi été publié une première fois en 1972. C’est alors, grâce à une sorte de dédicace auto-élogieuse dans l’avant-propos de cette reparution que, restituant la parole à son ancien superviseur et conseiller (Jean Touchard) à la Fondation nationale des sciences politiques, l’historien de l’Université hébraïque de Jérusalem relate le gratifiant retour récolté à chaud par lui et son docte ouvrage : « Sternhell, vous m’avez convaincu, je vous soutiendrai ! ». Dans ce contexte et au cœur de cette épaisse réalisation effectivement, le recours au scanner millimétrique, irradiant à la fois le spectre du « nationalisme » de la IIIe République française et celui de Maurice Barrès mis en surimpression, renvoyait indubitablement à quelque pâleur ou à l’imperfection de nombreux traitements jusqu’alors appliqués à ces deux évocations souvent arrimées dans un rapide mécanisme fusionnel. Aussi bien alors, tout comme le démontre habilement Sternhell à travers le résultat de ses recherches, parce que les mots « Barrès » et « nationalisme » ne se seront jamais fondus dans l’équation absolue que suggérait leur approche coutumière, un tel ouvrage éclairant et démystificateur mérite-t-il que l’on redécouvre maintenant (surtout au temps politique actuel) son propos savamment nuancé et instructeur.
Méconnu ou inattendu Barrès ? « Le patriotisme de 1891 est mûr pour l’Affaire (Dreyfus), mais Maurice Barrès, son futur théoricien, se situe encore bien en retrait » (p.62). De ce temps, Barrès s’insurge publiquement contre les propagandistes d’un patriotisme à ses yeux « simpliste ». Ainsi n’adhère-t-il pas aux affirmations en ce sens, comme par exemple à celle d’un Paul Cassagnac évoquant une conjoncturelle exposition de peintres français à Berlin, « Où le drapeau français ne va pas, l’Art se fourvoie » (p.62). Barrès s’oppose même nettement à cet état d’esprit au moyen d’une appréciation générale : « le patriotisme d’aujourd’hui ne ressemble pas plus au chauvinisme d’hier qu’au cosmopolitisme de demain… ». Au fil de ses nombreuses déclarations d’alors, et pour malgré tout exalter la grandeur de la France, il précise d’ailleurs encore : « il suffit que nous soyons forts et ouverts à tous les penseurs… ». L’historien enquêteur appuie la tendance barrésienne par un constat sans équivoque : « Le refus de s’enfermer dans une xénophobie défensive et haineuse est alors net ». Dans le même temps, mais peut-être sans devoir être taxé de pur anticléricalisme, Barrès se montre malgré tout assez peu tendre avec la nouveauté du « catholicisme social » (celui d’Albert De Mun) qu’il juge « si édulcoré que je le soupçonne de n’être qu’un miel destiné à faire accepter quelque fâcheux breuvage […] il y a entre la démocratie et le cléricalisme une vieille défiance qu’on ne peut espérer dissiper un jour » (p.207). Mais, ce qui surprend peut-être davantage encore du personnage sera, lors de la dernière décennie du XIXe siècle, sa sympathie revendiquée pour des idées de gauche presque marxisantes, allant jusqu’à celle ainsi dédiée au futur très marquant Jaurès : « Dans le Journal du 20 janvier 1893, Barrès publie, à l’occasion de la soutenance de la thèse de Jaurès, un article plein d’éloges pour le leader socialiste » (note 4/p.203). Qui aurait cru cela de la part d’un Barrès, aussi tel qu’il fut le plus généralement reconstruit après sa mort survenue en 1923 ?
Tout comme le souligne abondamment Sternhell pour la charnière des années 1890, Barrès apparaît bien comme un révolté doté déjà d’une agressivité farouche. C’est d’ailleurs à travers ses attaques dans la presse et ses écrits pamphlétaires que sa notoriété croît sensiblement dans ces instants. Ses œuvres d’époque (Sous l’œil des Barbares, Un homme libre, Le Jardin de Bérénice), ses articles dans les journaux et son engagement politique (boulangiste) à Nancy ne révèlent pourtant rien d’autre que ses fièvres du moment, dont aucune grippe nationaliste ne se voit spécialement la cause. La nature du virus instant produit plutôt des diatribes violentes lancées contre les parlementaires (barbares) d’une République dite « opportuniste » (avec un Jules Ferry en première ligne), des attaques incendiaires livrées contre des députés bourgeois et immobilistes qui, à l’Assemblée, intriguent essentiellement pour leurs propres affaires, parfois jusqu’à la corruption (les « panaméens ») et au détriment de la cause publique et populaire. Par la voie du Courrier de l’Est du 25 janvier 1889, Barrès focalise son sentiment dans une adresse aux « Parlementaires du Quartier Latin ». Le narrateur retrace l’épisode grâce à de courtes déclarations du Lorrain : « Chaque député jusque dans Paris […] bouillonne des haines, des intérêts, de toutes les passions de son arrondissement, […] voilà pourquoi, chaque député pense à ses intérêts, jamais à ceux de la patrie ; voilà pourquoi les intérêts privés priment l’intérêt public et l’administration se désorganise » (p.157).
Ayant de lui-même attribué dix ans plus tard un net caractère « nationaliste » au mouvement boulangiste, dans son Appel au soldat ou dans sa thèse De la Terre et des Morts, Barrès se voit pourtant pris en flagrant délit de falsification de ses ardeurs d’époque, par revendication mensongère d’un élan nationaliste monté de cet épisode, ses propres éditoriaux de presse du moment y apportant un formel démenti. Débusquant la supercherie, Sternhell remet dans l’ordre conforme les opinions véritables du bouillonnant écrivain : « A ce moment (au temps réel du boulangisme), dans l’esprit de Barrès, le boulangisme est le moyen de battre en brèche la démocratie parlementaire et l’ordre bourgeois, et non pas l’outil de la revanche ou l’expression de l’inconscient national » (p.149). On le sait, se refusant à faire revivre à la France post-impériale un « 2-Décembre » et en croyant à la vertu des urnes plutôt qu’au coup d’état, Boulanger connut assez rapidement l’échec. Le général, bientôt déchu dans l’opinion, aurait, selon Barrès, souffert à cet instant de l’influence de son père autrefois récitant les invectives de Victor Hugo lancées contre Napoléon III. Barrès, qui avait placé dans le ministre de la Guerre (Boulanger) ses attentes et son enthousiasme, se décevait plus tard de lui en déplorant qu’il soit resté « toujours soumis à la légende hugolienne ». Excusant l’homme, l’auteur de l’Appel au soldat justifiait pourtant autrement et par ailleurs la défaillance de son mentor : « faute d’une doctrine qui le soutienne et qui l’autorise à commander ces mouvements de délivrance que les humbles tendent à exécuter » (p.170). La Révolution prolétarienne en somme ?
Les chemins font parfois les idées, non point l’inverse. C’est ainsi, au carrefour de l’Affaire Dreyfus que, d’une voie provenant de gauche, l’itinéraire de Barrès s’oriente soudain ostensiblement à droite. Ce qui était resté contenu en lui et face aux balises de circonstance (patriotisme, race, xénophobie et antisémitisme), expliquera sans doute à jamais ce changement de cap cinglant. Sternhell analyse en quelques mots l’origine décelable de cette extravagante bifurcation : « impératifs de tactique politique, éclats de non-conformisme, refus, aspirations confuses, souvent vagues et contradictoires » (p.209).
Alors que vient tout juste d’exploser l’Affaire Dreyfus (fin 1894) et au travers des appels lancés dans La Cocarde (1e janvier 1895), on n’est pas peu surpris de découvrir combien Barrès, afin de faire revivre un nouveau boulangisme (sa marotte de l’instant), est prêt à faire feu de tout bois pour réunir les insurgés face au régime. « Ce grand rassemblement est représenté par : les Rochefort, les Drumont, les Millerand, les Jaurès et les Ernest Roche [… qui sont] les voix de la liberté, de la justice, de l’indépendance » (p.223). Après l’affaire panaméenne et sa qualification d’« agent de l’étranger », seul Clemenceau ne semble pas pour l’instant convié dans ce détonnant présidium de la vertu « démocratique et républicaine… ».
Avec d’indispensables retours en arrière, mais avec un riche détail d’illustrations de l’histoire politique française durant le quart entrant du XXe siècle (affaire Dreyfus et première guerre mondiale essentiellement), le seconde partie de ce livre scrute en profondeur l’acharnement de Barrès, notamment au sein de la « Ligue de la patrie française » tout à côté d’un Maurras, d’un Drumont ou d’un Déroulède, pour devenir l’apôtre du nationalisme, ainsi doté des clés que le fut saint Pierre pour une autre mission apostolique. Sur le phénomène du rapport Barrès et nationalisme, l’avant-propos de cette édition résume avec une excellente concision le surgissement de cette peu amène nouvelle direction, aux ancrages détectables très en amont.
« Le dix-huitième siècle qui voudrait durer encore, achève de mourir. Nous avons bien fini de lui demander des conseils de vie » (citation p.41). On le comprend aisément à travers cette déclaration de Barrès dans son discours à la Chambre de juin 1912, c’est en France, derrière une inductive remise en question des valeurs léguées par la Révolution de 1789, ainsi le vif héritage intellectuel des Lumières qui se voit soudain rejeté. En première ligne de ces attaques figurent bien entendu Rousseau et son « contrat social » mais aussi Voltaire et Montesquieu, nourris des valeurs libérales associées à leur pensée politique. Tout autant, car associés à ces cibles initiales en se révélant d’une même appartenance d’esprit hors du contexte national, sont pointés comme ennemis des philosophes et penseurs européens parmi lesquels l’Allemand Emmanuel Kant figurera notamment en première ligne. En réalité, et puisqu’il aura pris naissance bien avant lui, le contrepied idéologique européen pourtant issu de sociétés politiques dissemblables mais qui emportera Barrès dans son sillage se sera affiché soudain en réaction contre le « scientisme triomphateur », contre l’utilitarisme anglais, contre le matérialisme allemand et le positivisme français, éminents effets de la révolution industrielle. Afin de désigner commodément ce mode, l’auteur enveloppe sous le terme d’« historicisme » ce qu’il qualifie autrement d’une sorte de révolution intellectuelle survenue au XIXe siècle. Et, pour remonter à la source, c’est un corpus idéologique mis en forme par l’Allemand Herder qui avait, selon Sternhell, installé antérieurement les voyants critères de cette radicalité : antirationalisme, relativisme, vitalisme, culte de l’inconscient populaire, génies et caractères nationaux, « attachement à la glèbe où nous sommes nés et où devons pourrir » – finalisait l’Allemand pour parfaire son idéal… Attractif programme !
« … le vaste mouvement de pensée des années 1890 est d’abord un mouvement de révolte – un “souffle de révolte” disait le jeune Barrès. Un mouvement dirigé contre le monde de la matière et de la raison, contre le matérialisme et contre le positivisme, contre la société bourgeoise et sa médiocrité, contre la démocratie libérale et ses incohérences » (p.43). Assorti d’un profond complément d’explications préalables et suivantes, cet extrait tiré des pages introductives de ce document définit en réalité assez bien le socle sur lequel s’appuya Barrès, le bientôt parangon du nationalisme français qui répandrait, mais seulement au tournant des deux siècles passés, son idéologie percutante et affirmée. Sachant combien l’Affaire Dreyfus allait offrir opportunément un tremplin médiatique aussi sans précédent au plus virulent antisémitisme de l’instant et une tribune à ses plus exaltés militants, sans doute plus qu’à tout autre alors, importait-il à un analyste d’origine judaïque et à travers ce travail, de débusquer avec la meilleure précision par où naquit une telle idéologie soutenue par le Lorrain raciste jusqu’à son extinction. Les répercussions que seront, après la disparition du fantasque écrivain (1923), d’une part la Shoah, ensuite quelque obsessionnelle et perdurable haine du Juif, diront combien, pourtant reconnu d’une érudition prometteuse, le très cocardier pourfendeur d’humanisme et des Lumières devint un exécrable apologiste de la xénophobie, un propagandiste du mépris de la République parlementaire bientôt enveloppé dans un drapeau sanglant, emblème de l’exaltation vindicative. On ne saurait trop alors reconnaître au présent décrypteur de ce très édifiant et quasi ubuesque parcours idéologique le mérite d’un tel examen approfondi, sûrement propre à ouvrir encore des yeux ou des oreilles de maintenant.
Vincent Robin
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A propos de l'écrivain
Zeev Sternhell
Zeev Sternhell (en hébreu זאב שטרנהל), né le 10 avril 1935 à Przemyśl, est un historien et penseur politique israélien, lauréat en 2008 du prix Israël pour ses travaux en sciences politiques.
Bibliographie :
Maurice Barrès et le nationalisme français (coll. Pluriel, 2016, 1e éd. 1972, Armand Colin, 432 p.)
La droite révolutionnaire, 1885-1914 : les origines françaises du fascisme (Fayard, 2000, 1e éd. 1978, Seuil, 436 p.)
Ni droite ni gauche : l’idéologie fasciste en France (Gallimard Folio Histoire no203, 2013, 4e éd ; 1e éd. 1983, Seuil, 1075 p.)
Naissance de l’idéologie fasciste (avec Mario Sznajder et Maia Ashéri) (Gallimard Folio Histoire no58, 1994 ; 1e éd. 1989, Fayard, 556 p.)
(Dir.), L’éternel retour : contre la démocratie, l’idéologie de la décadence (Presses de la Fondation nationale des sciences politiques, 1994)
Aux origines d’Israël : entre nationalisme et socialisme (trad. hébreu Georges Bensimhon avec le concours de l’auteur), (Fayard, 1996, Gallimard Folio Histoire, 2004)
(en) avec Shlomo Avineri (éd.), Reflections on Europe’s century of discontent, confronting the legacies of Fascism, Nazism and Communism, Jerusalem, The Hebrew University Magnes press, Hebrew university of Jerusalem, Institute for European studies, 2003
Les Anti-Lumières : Une tradition du XVIIIe siècle à la Guerre froide (Fayard L’espace du politique, 2006, Gallimard Folio Histoire, édition revue et augmentée, 2010)
Histoire et lumières : Changer le monde par la raison (Albin Michel, 2014, 365 p.)
A propos du rédacteur
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Rédacteur
Domaines de prédilection : histoire, politique et société
Genres : études, essais, biographies…
Maisons d’édition les plus fréquentes : Payot, Gallimard, Perrin, Fayard, De Fallois, Albin Michel, Puf, Tallandier, Laffont
Simple quidam, féru de lecture et de la chose écrite en général.
Ainsi né à l’occasion du retour d’un certain Charles sous les ors de la République, puis, au fil de l’épais, atteint par le virus passionnel de l’Histoire (aussi du Canard Enchaîné).
Quinquagénaire aux heures où tout est calme et sûrement moins âgé quand tout s’agite : ce qui devient aussi plus rare !
Musicien à temps perdu, mais également CPE dans un lycée provincial pour celui que l’on croirait gagné.
L’essentiel paraît annoncé. Pour le reste : entrevoir un rendez-vous…