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Martin Heidegger La vérité sur ses Cahiers noirs, Friedrich-Wilhelm von Herrmann, Francesco Alfieri (par Gilles Banderier)

Ecrit par Gilles Banderier le 19.03.19 dans La Une CED, Les Chroniques, Les Livres, Gallimard

Martin Heidegger La vérité sur ses Cahiers noirs, Friedrich-Wilhelm von Herrmann, Francesco Alfieri, Gallimard, L’Infini, mars 2018, trad. italien et allemand Pascal David, 488 pages, 36,50 €

Martin Heidegger La vérité sur ses Cahiers noirs, Friedrich-Wilhelm von Herrmann, Francesco Alfieri (par Gilles Banderier)

 

Martin Heidegger est mort voilà plus de quarante ans et c’est peu dire que l’œuvre immense qu’il a laissée n’est pas d’un accès aisé. Il n’eut rien d’un philosophe facile dans le style de Michel Onfray ou de Luc Ferry. Pourtant, quatre décennies après sa disparition, ce penseur, génie pour les uns, magicien de la complication inutile pour les autres (on y reviendra) fait encore parler de lui, pas seulement dans les revues professionnelles de philosophie, mais dans les journaux : ainsi lorsque fut révélé le contenu de ses « cahiers noirs ».

L’expression même de « cahiers » ou de « carnets noirs » était de nature à susciter des fantasmes. Il s’agit simplement de carnets recouverts de toile noire, comme chacun peut s’en procurer dans le commerce, afin de noter ce qu’il juge bon de l’être. Heidegger y transcrivait jour après jour des réflexions qui, ensuite, prenaient ou non place dans ses cours, ses conférences ou ses essais. Rien que de très banal, sauf que par une sorte de synecdoque, la couleur noire des couvertures en est venue à désigner une partie du contenu.

À sa mort, le 26 mai 1976, Heidegger laissait une vaste œuvre imprimée, ainsi qu’un non moins vaste ensemble d’inédits, voués à être publiés selon des conditions tatillonnes exigées par le maître lui-même. Il fallait ainsi que l’éditeur scientifique (celui qui transcrit et établit le texte à imprimer), désigné par un comité spécial, s’abstînt de tout propos liminaire, se contentant de postfacer le volume. Il était également exigé que cette postface ne contînt aucun élément d’interprétation des textes publiés (or ceux qui ont réfléchi à ce qu’est une édition critique savent qu’éditer un texte revient déjà à l’interpréter). En ouvrant le volume de Friedrich-Wilhelm von Herrmann et Francesco Alfieri, Martin Heidegger La vérité sur ses Cahiers noirs, on ne s’attend pas à lire un « roman universitaire » à la David Lodge. Il s’agit pourtant, en partie, de cela. Celui qui a la main sur la publication des œuvres inédites de Heidegger, son dernier assistant, le Pr. Herrmann, avait choisi, pour éditer les carnets, un autre universitaire, Peter Trawny. À observer les reproductions disséminées dans le volume, on constate que Trawny n’eut pas la besogne facile. Il parvint au bout de son travail de transcription mais – et c’est là que les choses se gâtent – l’assortit d’une interprétation (Heidegger en avait interdit le principe même et cette âpre volonté de contrôler son œuvre au-delà de la mort en dit long sur le personnage), qui prit la forme d’un livre consacré à l’antisémitisme, réel ou supposé, du maître de Todtnauberg (traduction française : Heidegger et l’antisémitisme, Le Seuil, 2014). L’ouvrage de Peter Trawny, appuyé par l’éditeur commercial des « carnets noirs » (la maison Klostermann), obtint un écho médiatique que les livres de philosophie n’ont pas l’habitude de recevoir. Ce ne fut évidemment pas du goût des héritiers génétiques (les fils et petits-fils de Heidegger) et des dépositaires du legs manuscrit. Le premier chapitre de ce volume contient des passages détestables, où le Pr. Herrmann déverse son fiel sur celui qu’il avait pourtant choisi pour mener à bien la publication des « carnets noirs », expliquant qu’il avait pris en pitié ce pauvre diable, incapable à cinquante ans passés d’être titulaire d’un poste universitaire (p.40) ; qu’il avait même consenti, lui, le Pr. Herrmann, à écrire une lettre de recommandation afin de l’aider (p.39). Or, autant qu’on puisse en juger, Peter Trawny s’est acquitté avec sérieux et compétence du travail pour lequel le Pr. Herrmann l’avait choisi : le déchiffrement et la publication des cahiers. Mais aux yeux de l’ancien famulus et des gardiens de l’orthodoxie heideggerienne, l’interprétation que Trawny en a faite est tout simplement irrecevable. On est bien obligé de rappeler que l’interprétation d’un écrivain, d’un philosophe, pourvu qu’elle s’appuie sur des textes sûrement établis, est libre. À la postérité et à ses petites mains, les recenseurs, le soin de valider ou d’invalider telle ou telle interprétation. Nous savons tous que l’écrasante majorité des exégèses universitaires est vouée à l’oubli. Les explications du Pr. Herrmann sont alambiquées. Selon lui, ce que Heidegger écrivait dans ses carnets relève parfois de la sphère privée, parfois du domaine public (un bel exemple de cette casuistique à la p.37). Outre que les carnets étaient destinés à la publication par Heidegger lui-même (il n’y a donc pas d’indiscrétion à les lire), cette idée fait un écho involontaire au jugement des autorités allemandes, qui considéraient Heidegger comme un « nazi privé ». Le Pr. Herrmann ajoute que les textes sur les Juifs « ne sont pas des éléments constitutifs de son ajointement ontologico-historial » (p.41). Mais ces passages existent et, de toute manière, la question du rapport de Heidegger au nazisme et à son idéologie ne date pas de la publication des carnets noirs (Thomas Bernhard traitait notre penseur de « ridicule petit-bourgeois national-socialiste en culotte de golf » dans Maîtres anciens, paru en 1985 – tout le passage, d’une réjouissante férocité, est à relire). En prenant en 1933 le poste de recteur (en certaines circonstances, il est des places qu’il faut déserter), en gardant un silence inexplicable après la guerre, alors que la Shoah illustrait ses propres vues sur le caractère deshumanisant de la technique, Heidegger avait préparé le terrain aux discussions à venir, comme par un fait exprès. Ce débat est important. Ou peut-être pas.

Le volume publié par Gallimard est composite, qui rassemble les « clarifications » du Pr. Herrmann, l’analyse par le propre assistant du Pr. Herrmann, Francesco Alfieri, des passages litigieux des carnets, un chapitre sur la « question juive » dans les Cahiers noirs (Leonardo Messinese), un texte de Hermann Heidegger, de correspondances inédites (éditées avec un soin pointilleux, pour ne pas dire maniaque) et une postface du traducteur. Le tout sur près d’un demi-millier de pages. En nombre de mots, les passages sur lesquels repose la question de l’antisémitisme ne représentent pas grand-chose (ils seraient « purement et simplement accessoires », selon le Pr. Herrmann, p.56), mais ils existent. Pourquoi Heidegger ne les a-t-il pas supprimés ou contredits, puisqu’il savait que ses carnets seraient publiés (il avait même déterminé leur place dans le plan de ses œuvres complètes : tout à la fin). Était-ce une manifestation d’orgueil ou d’impatience, digne de Ponce Pilate (quod scripsi, scripsi) ? Nous l’ignorons. Il est possible que ses remarques sur les Juifs constituent une résurgence du vieil antijudaïsme chrétien (Heidegger naquit et mourut catholique et, comme l’avait observé George Steiner, le soubassement de son œuvre est théologique : Martin Heidegger, Flammarion, Champs-Essais, 2008 [1978], p.200). Sur la nature de l’antisémitisme nazi, le Pr. Herrmann commet une lourde erreur, lorsqu’il écrit que « l’antisémitisme tel qu’il fait partie du paysage politique sous le Troisième Reich trouve bien en dernier ressort son origine dans l’antijudaïsme de nature confessionnelle du XIXesiècle » (p.59-60). L’antijudaïsme chrétien, de nature religieuse, a toujours laissé ouverte la porte de la conversion (une porte que des Juifs ont franchie au long des siècles, quelles qu’aient été leurs raisons). L’antisémitisme laïc (chez Voltaire et par la suite) s’appuie sur la notion de race (concept qui n’apparaît qu’au XVIIIe siècle) et substitue au principe de la conversion un déterminisme implacable (personne ne peut changer de race). Heidegger n’en est pas moins comptable de ce qu’il écrit : à quoi sert-il d’être le génie qu’il fut, paraît-il, si c’est pour reproduire des lieux communs ?

La comparaison avec un autre écrivain allemand, antérieur d’une génération, est éclairante. Au début de sa carrière, Stefan George (dont Heidegger commenta un poème, dans Acheminement vers la parole) se forgea une langue propre, dans laquelle il composa quelques textes (cela évoque évidemment la manière du dernier Heidegger). Par la suite, George fit subir des transformations à l’allemand dans lequel ses poèmes étaient imprimés. Il avait rassemblé autour de lui un cercle initiatique (Kreis) de disciples fascinés. On y trouvait des antisémites (comme Ludwig Klages et Alfred Schuler, qui plus tard répudieront George) et des Juifs, dont Karl Wolfskehl, militant sioniste, qui demeurera intangiblement fidèle à l’enseignement de George, même lorsqu’il s’exilera à l’autre bout de l’orbe terrestre (il mourut à Auckland). De fait, parmi le cercle de George, à peu près la moitié des disciples étaient Juifs ou d’origine juive (le parallèle avec la « réception juive » de Heidegger est patent). George, cependant, qui inclinait vers un paganisme antique revivifié, fut d’une parfaite indifférence au judaïsme, indifférence que nous retrouvons chez Heidegger. Celui-ci voulut-il (re)constituer autour de lui un autre Kreis, un cercle de disciples ? Différence de taille, cependant : Stefan George avait quitté l’Allemagne dès l’arrivée de Hitler au pouvoir, laissant à ses élèves et à leur conscience le soin de suivre ou d’affronter la Bête.

Il n’en demeure pas moins que, tandis que le Pr. Heidegger, assis à sa table de travail, à Fribourg ou à Todtnauberg, noircissait consciencieusement ses carnets, des millions de vies étaient brisées ou anéanties ; des nourrissons étaient jetés dans des bûchers, des dizaines de millions d’enfants (parmi lesquels se seraient peut-être trouvés des penseurs plus éminents que le Pr. Heidegger) ne naîtraient jamais. Et tout se passe comme si cette monstruosité n’avait rencontré qu’un écho très assourdi dans l’esprit du maître, accaparé par ses obsessions et ses chicaneries philosophiques.

Dans sa postface, le traducteur, Pascal David, compare les notations éparses de Heidegger à l’ouvrage d’un historien américain, Yuri Slezkine, The Jewish Century (Princeton, 2004), dont la thèse principale, selon Pascal David, s’énonce de la manière suivante : en tant qu’individus « mercuriens », les Juifs incarneraient de manière optimale la mobilité sociale et intellectuelle, le nomadisme, caractéristiques de la modernité. « L’Âge moderne est l’Âge des Juifs, et le XXe siècle est le siècle des Juifs. La modernité signifie que chacun d’entre nous devient urbain, mobile, éduqué, professionnellement flexible » (cité p.464). À ce coup de clairon, la Shoah et les photographies de Roman Vishniac font entendre un contrepoint tragique. L’historien américain s’appuie sur le rôle actif des Juifs dans le capitalisme mondial (New-York est une ville juive), mais également – ce qui est moins connu – sur leur engagement dans le communisme soviétique (les exemples de Vassili Grossman et d’Ossip Mandelstam viennent immédiatement contredire cette assertion). Il est exact que, des quatre penseurs qui ont contribué à créer le climat spirituel de la modernité (Freund, Einstein, Marx, Darwin), trois étaient Juifs et ce n’est peut-être pas un hasard si le nazisme s’est emparé des théories du seul non-Juif de ce quatuor. Il est à la fois difficile et dangereux (et pas vraiment honnête) de parler d’un livre qu’on n’a pas lu et qu’on ne connaît que de seconde main. N’ayant lu de Yuri Slezkine que ce qu’en rapporte Pascal David, je ne sais pas si l’historien américain a envisagé la principale objection que l’on peut faire à sa thèse : le XXe siècle fut surtout, et on ne peut le négliger, le moment où, après vingt siècles d’errance plus subie que voulue, le peuple « mercurien » (peut-on l’être contre son gré ?) s’est à nouveau enraciné dans une terre, qu’il défend avec l’énergie que l’on sait (et qu’on lui reproche, comme on lui reprochait jadis son errance), tandis que les vieilles nations d’Europe tendent à se dissoudre dans des ensembles plus vastes. L’existence d’Israël paraît démentir à la fois la thèse de Yuri Slezkine et les notations de Heidegger.

Dans ses carnets, celui-ci se défendit contre les rumeurs et les accusations qui se firent entendre après la guerre, notamment celle affirmant qu’il aurait fait interdire à son maître Husserl l’accès à la bibliothèque universitaire de Fribourg. Les arguments employés par les disciples ou les descendants de Heidegger sont parfois d’une futilité déroutante : dérouler une liste à la Don Giovanni des maîtresses juives de Heidegger – Hannah Arendt, Lily Szilasi, Elisabeth Blochmann, … – ne prouve rien, ne sert à rien, si ce n’est à souligner la médiocrité de l’individu – en a-t-il vraiment besoin ? Précisément.

La grandeur de Heidegger en tant que penseur n’est en rien une évidence criante. Son conservatisme, son apologie de l’enracinement et de la vie paysanne, se retrouvent ailleurs, chez des nationalistes plus ou moins antisémites (Barrès), mais aussi chez des socialistes philosémites comme Péguy. Pour bien des gens instruits, Heidegger fut une sorte de Harry Houdini de la philosophie, de sorcier fumeux, essayant de sortir du labyrinthe qu’il avait lui-même construit (« Il faut plutôt s’attaquer à des problèmes qui sont déjà posés : il est trop facile de résoudre les autres, ceux qu’on fabrique sur mesure », disait Dumézil) ; un penseur chez qui quelques intuitions géniales (qu’on trouverait peut-être chez d’autres) sont noyées dans une logorrhée indigeste ; un écrivain chez qui se déploie pleinement cette tendance de la philosophie allemande, à mettre en œuvre un langage à part (très différent, par exemple, du français dont se servait Leibniz). En pratiquant Heidegger dans le texte, même ceux qui connaissent bien l’allemand ont l’impression d’être face à une mauvaise traduction.

« Ses géniales expérimentations linguistiques implosent, et prennent de plus en plus l’aspect du funambulisme, ou plutôt du radotage. Son usage de l’étymologie revient à en abuser. La conviction que la véritable philosophie ne peut parler qu’en grec ancien et en allemand (et le latin ?) : une hyperbole. La manière dont il encense le rôle du poète : une surestimation. Les espoirs qu’il a mis dans la pensée poétisante : une pieuse illusion. Son anthropologie de la Lichtung (“clairière”) dans laquelle l’homme officie comme berger de l’Être : une proposition irrecevable et impraticable. Ce qui est énigmatique, ce n’est pas tant la pensée du dernier Heidegger, c’est bien plutôt l’admiration servile et souvent dépourvue d’esprit critique qui lui a été vouée » (cité p.359-360, note).

Il est rafraîchissant de lire cela, non sous la plume de Thomas Bernhard ou sur la copie d’un étudiant exaspéré, mais chez un éditeur et traducteur de Heidegger, Franco Volpi. Bien entendu, sa page fut censurée par les gardiens du legs. Il est tout à fait possible que la question de l’antisémitisme de Heidegger dans ses cahiers soit une fausse question, de même que sa grandeur philosophique est une fausse grandeur. Ceux qui sont convaincus de l’insignifiance de Heidegger ne trouveront rien, dans les « carnets noirs », qui les incite à changer d’avis. Pour un penseur qui avait une si haute idée de lui-même et de son travail, ses remarques sur les Juifs sont d’une vulgarité consternante. Tout bien considéré, ce qu’il a écrit dans ses carnets « privés » n’est pas plus accablant que ce qu’il avait dit et publié pendant la période du rectorat (« Seul le Führer lui-même est la réalité et la loi de l’Allemagne d’aujourd’hui et de demain ») ; pas pire non plus que le silence dans lequel il s’est réfugié une fois son Führer mort. L’antisémitisme de Heidegger est avant tout une incapacité à comprendre le judaïsme et à échapper aux lieux communs. La réflexion sur le judaïsme n’occupe chez Heidegger qu’une place marginale, dérisoire, occupé qu’il fut à gloser les Présocratiques et à imiter délibérément leur obscurité involontaire. Face aux « destinées d’Israël » (Charles Journet), comme elles continuent de se développer contre des forces qui veulent en avoir raison et telles qu’elles se prolongent selon des modalités complexes à l’intérieur du christianisme, Heidegger oppose une fin de non-recevoir, une sorte de marcionisme à coloration philosophique. Que la théologie « heideggerienne » de son ami Rudolf Bultmann ait abouti à séparer radicalement judaïsme et christianisme obéit en fin de compte à une logique interne.

 

Gilles Banderier

 


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A propos du rédacteur

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Docteur ès-lettres, coéditeur de La Lyre jésuite. Anthologie de poèmes latins (préface de Marc Fumaroli, de l’Académie française), Gilles Banderier s’intéresse aux rapports entre littérature, théologie et histoire des idées. Dernier ouvrage publié : Les Vampires. Aux origines du mythe (2015).