Mark Twain, Œuvres en la Pléiade
Mark Twain, Œuvres, la Pléiade, n° 604, 10 avril 2015, 1648 pages, 652 illustrations, prix de lancement jusqu’au 31 août 2015 : 58 €
Ecrivain(s): Mark Twain Edition: La Pléiade Gallimard
Mark Twain, Œuvres, traduit de l’anglais (États-Unis) par Thomas Constantinesco et Philippe Jaworski, édition publiée sous la direction de Philippe Jaworski avec la collaboration de Thomas Constantinesco, Paris, Gallimard, collection Bibliothèque de la Pléiade, n° 604, 10 avril 2015, 1648 pages, 652 illustrations, prix de lancement jusqu’au 31 août 2015 : 58 €
Ont été réunis, en ce magnifique volume de la collection Bibliothèque de la Pléiade, présentés dans l’ordre chronologique de leur parution, quatre ouvrages publiés par Mark Twain entre 1876 et 1894. Trois romans : Les Aventures de Tom Sawyer (1876), Aventures de Huckleberry Finn (1884-1885), La Tragédie de David Wilson le Parfait Nigaud (1894), et un – long – récit : La Vie sur le Mississippi (1883).
Pourquoi avoir choisi de réunir ces ouvrages en particulier ? En effet, l’on aurait pu imaginer, pour rendre justice à l’œuvre protéiforme de Twain, une anthologie, tant l’œuvre de Twain tutoie l’abondance, car aux vingt-deux volumes rassemblés du vivant de l’auteur en 1899-1900 sous le titreThe Writings of Mark Twain, il faut ajouter les éditions posthumes de son théâtre, de sa correspondance, de son autobiographie, de ses carnets et de nombreux contes, pièces, articles, essais, récits et fragments recueillis après sa mort. En outre la confection d’une anthologie semble-t-elle bienvenue, pour ce qui est de l’œuvre de Twain, étant donnée la façon qu’a eue le disparate de gouverner celle-ci. Cette « œuvre » a en effet été dispersée, constituée au gré des occasions, des envies, des voyages et des besoins financiers « d’un homme de lettres qui n’a jamais cherché à faire œuvre, laissant s’exprimer dans l’écriture […] les facettes d’une personnalité protéenne ». Ainsi, si, dans son abondance, l’œuvre de Twain est disparate, c’est parce qu’un principe de dispersion l’a constituée intrinsèquement en tant qu’inlassable work in progress, principe ne minant jamais la dynamique d’efflorescence qu’elle n’a cessé d’épouser. Au contraire : principe et dynamique se sont étreints, ne cessant de naître des mains de cette étreinte, l’un pour l’autre, mais aussi l’un pour l’un.
Néanmoins, le principe d’une anthologie tend toujours à faire de la diversité un critère de valeur. Aussi les éditeurs ont-ils, avec justesse nous semble-t-il, préféré privilégier ce que beaucoup pourraient appeler l’unité thématique. Car au sein des quatre ouvrages réunis en ce volume de la Pléiade s’exprime l’inspiration mississippienne de l’écrivain. Paraît à notre imaginaire, lisant, « un territoire de l’imagination de Mark Twain » : son petit carré de terre natale dans le Missouri, d’où l’homme d’écriture a tiré un monde d’histoires qui n’ont cessé d’enchanter, racontées dans une langue scintillante. Paraissent à notre conscience, lisant, des images vigoureusement colorées d’une Amérique que nul n’avait montrées avant Twain, une Amérique des lisières, l’Amérique de l’Ouest à demi sauvage, qui se confondait presque entièrement avec l’Amérique du vieux Sud esclavagiste. Ainsi que le remarque Philippe Jaworski, les origines de Twain « lui donnent accès, en plein cœur de cet immense chantier politique, économique, institutionnel et culturel qu’est le XIXe siècle aux États-Unis, à un carrefour d’états ou de conditions de la vie américaine, auxquels ses propres complexités intérieures sauront faire écho ».
Mais l’essentiel, nous semble-il, se situe ailleurs.
L’essentiel, pour ce qui est de Twain, tient à la façon qu’a cet auteur de parler de l’enfance et de la faire parler. L’enfance telle que l’a superbement décrite Bachelard.
Et s’il est possible de le comprendre aujourd’hui précisément, pour la première fois dans l’histoire de l’édition française des œuvres de Twain, c’est grâce à la façon qu’ont Les Aventures de Tom Sawyer, les Aventures de Huckleberry Finn et La Vie sur le Mississippi d’être accompagnés de la totalité des illustrations légendées qui agrémentaient, fort populaires aux États-Unis, les publications originales*. Bien qu’imprimées dans un format nécessairement réduit, ces illustrations, dans la manière qu’elles ont de dialoguer avec un texte d’une – toujours – belle humanité, donnent accès à l’enfance… bachelardienne (sont cités dans la suite de notre propos des passages de L’air et les songes, du Droit de rêver, de La Poétique de la rêverie et de la Flamme de la chandelle).
Il ne s’agit pas de l’enfance simplement somme de nos souvenirs. Certes, la lecture des ouvrages de Twain fait remonter à la surface de notre conscience, pour la troubler, quelques-uns des poissons d’argent que sont les souvenirs. Mais, même alors, « il ne s’agit pas d’une régression, de revenir à des bonheurs oubliés et ensevelis ». Il s’agit, lisant, et se remémorant, de donner voix à « l’essence de la rêverie intime ». S’il ne s’agit pas de l’enfance-simplement-somme-de-nos-souvenirs, c’est parce qu’est convoquée l’enfance latente en chacun d’entre nous. « [P]rise dans la perspective de ses valeurs d’archétype, replacée dans le cosmos des grands archétypes qui sont à la base de l’âme humaine, l’enfance méditée est plus que la somme de nos souvenirs. Pour comprendre notre attachement au monde, il faut ajouter à chaque archétype une enfance, notre enfance. Nous ne pouvons pas aimer l’eau, aimer le feu, aimer l’arbre sans y mettre un amour, une amitié qui remonte à notre enfance. Nous les aimons d’enfance. Toutes ces beautés du monde, […] nous les aimons dans une enfance retrouvée, dans une enfance réanimée à partir de cette enfance qui est latente en chacun de nous ». Et l’enfance, dans sa valeur d’archétype, « est communicable », potentialité que s’emploie à actualiser Twain. Elle est même intensément communicable. En effet, une âme « n’est jamais sourde à une valeur d’enfance. Pour singulier que soit le trait évoqué, s’il a le signe de la primitivité de l’enfance, il réveille en nous l’archétype de l’enfance. L’enfance, somme des insignifiances de l’être humain, a une signification phénoménologique propre, une signification phénoménologique pure puisqu’elle est sous le signe de l’émerveillement ». Lisant, et prenant connaissance des illustrations, par la grâce de Twain, « nous sommes devenus le pur et simple sujet du verbe s’émerveiller ». Et le sommeil qui suit la lecture de l’auteur d’Aventures de Huckleberry Finn a encore partie liée avec l’enfance. En effet, dans le sommeil, « nous sommes l’être d’un Cosmos ; nous sommes bercés par l’eau, nous sommes portés dans les airs, par l’air, par l’air où nous soufflons, en suivant le rythme de notre souffle ». Dans le sommeil, dans notre sommeil d’adulte, même le plus – apparemment – anodin et dénué des prestiges chamarrés du merveilleux, nous sommes en prise avec « les sommeils de l’enfance » (nous soulignons).
Et, se réveillant, l’on ne peut s’empêcher de faire le chemin jusqu’à Rimbaud, une nouvelle fois, chemin bordé d’aubépines et de mousses. « La poésie de Rimbaud est à cet égard complète. Elle est comme un rêve dominé. Elle nous révèle la possibilité d’une surenfance, d’une enfance qui prend conscience de soi. Rimbaud est l’être qui réclamait, ensemble, dans une même petite phrase, “les joujoux et l’encens” (Illuminations) ». S’il y a quantité de mousses, de toutes sortes, sur le chemin qui mène à Rimbaud, ce n’est pas uniquement pour que la pluie puisse être, un peu longuement, aimée. Se trouvant presque recueillie. C’est également parce que les arbres qu’appellent les mousses sont une invitation lancée à l’ombre, pour qu’elle vienne, et soit, et reste. Et Bachelard de faire monter cette voix, sienne, de l’ombre, qui appartient à l’altérité : « Va, va au fond de toi-même. Moi, je suis mon chemin, mais pas tout à fait comme cela. Mon village était ensoleillé, mais j’ai cherché des coins d’ombre. Nous entrons dans la nuit : nous commençons précisément le chemin des rêves ». S’endormant au son de la voix multiple de la langue de Twain, et se réveillant pour se jeter dans les bras de Rimbaud, l’on reste invariablement dans le cœur de la maison. Même si l’on est dans une chambre d’hôtel, mû par les haltes du voyage, par les haltes que garde, les protégeant en son sein, tout voyage, même si l’on est dans un avion, propulsé par la nécessité du voyage, l’on est toujours placé dans le cœur – même – de la maison. Et partout où il y a une maison, il y a – au moins – une lampe. Or, la lampe est le cœur battant de l’enfance. « La lampe est l’esprit qui veille sur [une] chambre, sur toute chambre. Elle est le centre d’une demeure, de toute demeure. On ne conçoit pas plus une maison sans lampe qu’une lampe sans maison. […] Avec la lampe nous rentrons au gîte de la rêverie du soir dans les demeures de jadis, les demeures perdues mais qui sont, dans nos songes, fidèlement habitées. Où a régné une lampe, règne le souvenir ». Dans Un Oubli moins profond (Gallimard, 1961), Henri Bosco redonne à la lampe sa dignité d’autrefois. De cette lampe fidèle à notre être solitaire n’écrit-il pas : « On a vite fait de s’apercevoir, non sans émotion, qu’elle est quelqu’un. De jour, on croyait qu’elle était seulement quelque chose, une utilité. Mais que le jour faiblisse et, qu’errant dans une maison solitaire, envahie par cette pénombre qui permet seulement de circuler en tâtonnant le long des murs, alors la lampe qu’on recherche, qu’on ne trouve plus, puis que l’on découvre où l’on avait oublié qu’elle fût, cette lampe atteinte et saisie, même avant qu’on l’ait allumée, vous rassure et vous offre une présence douce. Elle vous apaise, elle pense à vous… » Dans de nombreux romans de Bosco, des lampes familiales, des lampes intimes, viennent marquer l’humanité d’une maison, la durée d’une famille. Souvent une vieille servante tient en sa garde la lampe des ancêtres. « Une vieille servante qui soigne un jeune maître, en vénérant les objets familiers, prolonge, pour le maître qu’elle a connu enfant, la paix d’une enfance. Elle sait trouver, pour chaque grand événement de la vie domestique, la juste lampe », remarque Bachelard. Telle la vieille Sidonie qui, connaissant la dignité hiérarchique des luminaires, allume, pour une grande attente, toutes les chandelles du candélabre d’argent.
Là où il n’y a pas de lampe, et où la lumière ne peut se frayer un chemin, il y a la nuit. Et la nuit est le terrain de jeu, par excellence, de l’aventure. Or, l’enfance, c’est aussi, à un niveau plus apparent,l’aventure. Goûtez cela. Relisez, lisez Twain : « Mais le cœur élastique de la jeunesse ne peut endurer bien longtemps de se laisser comprimer dans une forme contraignante. Tom commença bientôt à revenir insensiblement vers les préoccupations de sa vie d’ici-bas. Et s’il leur tournait le dos maintenant et qu’il disparaissait mystérieusement ? Et s’il s’en allait le plus loin possible, dans des pays inconnus au-delà des mers, et qu’il ne revenait plus jamais ? » Relisez Les Aventures de Tom Sawyer, et mesurez à quel point sont vrais ces mots de Dominique Fourcade dans Manque : « Seul avec un inconnu dans l’ascenseur. Je parle à l’inconnu : tu m’as dit quelques mots qui ont changé ma vie j’ai répondu des mots qui ont changé ma vie. Voici ces mots : l’art doit être plus humain que tout être humain, autrement il n’a aucune raison d’être ».
Et qu’est-ce qui est plus humain que l’aventure, à quoi est voué le « cœur élastique de la jeunesse » ? Aussi, replongez-vous dans l’aventure avec Huckleberry Finn : « J’ai touché terre sain et sauf, escaladé la berge. Je ne voyais pas très loin devant moi, j’avançais en tâtonnant sur un terrain accidenté, j’ai marché comme ça pendant un quart de mille ou plus, et je suis tombé avant même de l’avoir vue sur une de ces grandes maisons doubles en rondins à l’ancienne mode. J’allais m’élancer pour la mettre rapidement derrière moi quand une meute de chiens a surgi en aboyant férocement et je savais que j’avais maintenant intérêt à plus bouger un orteil ».
Réapprenez avec La Vie sur le Mississippi que le vrai bonheur de l’aventurier est dans la quête et non dans ce pour quoi il a entrepris sa quête, lequel but, pour synonyme qu’il soit du bonheur, est nécessairement voué à être frère de la déception : « À présent, cette montre… Voyez l’étrangeté des choses. Je l’ai suivie à la trace dans toute l’Allemagne pendant plus d’un an, à grands frais et au prix de pas mal d’ennuis, et j’ai fini par l’avoir. Oui, je l’ai eue, et j’en étais indiciblement heureux ; je l’ai ouverte, et n’ai rien trouvé à l’intérieur ! »
Et découvrez enfin La Tragédie de David Wilson le Parfait Nigaud, ce qui vous poussera, étrangement, à relire Kafka, dans la belle traduction qu’a faite Bernard Lortholary du Château.
Twain : « C’était une maison en rondins d’un étage, que l’on avait commencé à dire hantée quelques années plus tôt ; dès lors, elle ne servit plus à rien. Plus personne n’y voulait vivre, ni s’en approcher la nuit, et même de jour ; la plupart des gens se tenaient à distance respectueuse de la carcasse. Comme elle n’avait pas de concurrente, on l’appelait « la maison hantée ». Délabrée, laissée à l’abandon depuis longtemps, elle menaçait ruine. Elle se trouvait à trois cents yards de l’habitation du Parfait Nigaud ; entre les deux, rien, le vide ».
Kafka : « C’était le soir tard, lorsque K. arriva. Le village était sous la neige. La colline du Château restait invisible, le brouillard et l’obscurité l’entouraient, il n’y avait pas même une lueur qui indiquât la présence du grand Château. K. s’arrêta longuement sur le pont de bois qui mène de la route au village, et resta les yeux levés vers ce qui semblait être le vide […] ».
* Il est dommage que les dessins marginaux que Twain a fait exécuter pour La Tragédie de David Wilson le Parfait Nigaud n’aient pu être repris dans le présent volume, même si l’on comprend fort bien que la taille de ces minuscules enluminures ainsi que leur nombre considérable (elles égaient à chaque page les bords du texte) rendaient leur reproduction – dans un ouvrage d’un format si différent de l’original – difficilement réalisable.
Matthieu Gosztola
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