Marguerite Duras, La passion suspendue, entretiens avec Leopoldina Pallotta della Torre
Marguerite Duras, La passion suspendue, entretiens avec Leopoldina Pallotta della Torre, traduit de l’italien et annoté par René de Ceccatty, janvier 2013, 187 pages, 17 €
Ecrivain(s): Marguerite Duras Edition: Seuil
Leopoldina Pallotta della Torre est face à Duras. Elle l’écoute. Elle est là pour qu’elle lui parle. Elle est là pour que naisse La passione sospesa. « Je l’écoutais se souvenir, réfléchir, se laisser aller, abandonner peu à peu sa méfiance naturelle : égocentrique, vaniteuse, obstinée, volubile. Et tout de même capable, à certains moments, de douceurs et d’élans, de timidités, de rires retenus ou éclatants. Elle semblait soudain animée d’une curiosité irrésistible, vorace et presque enfantine ».
Ce livre d’entretiens est commodément divisé en sections, dont le titre seul dit tout : Une enfance, Les années parisiennes, Le parcours d’une écriture, Pour une analyse du texte, La littérature, La critique, Une galerie de personnages, Le cinéma, Le théâtre, La passion, Une femme, Les lieux.
En cela, La passion suspendue est une parfaite introduction à la vie de Duras. À sa vie, mais surtout à son œuvre. Car les passages les plus intéressants concernent tout ce qui touche, de près ou de loin, aux éperons du désir d’écrire qui blessent la peau de la pensée, de l’imaginaire, de la mémoire – faisant se tendre les muscles dormant, les muscles inemployés, contraction par quoi on décide, soudain, de plonger dans le noir (ou quelque chose à l’intérieur de soi se décide pour nous). Dans le noir qu’est l’écriture en train de se faire.
Pourquoi écrire ?
« J’écris pour me vulgariser, pour me massacrer, et ensuite pour m’ôter de l’importance, pour me délester : que le texte prenne ma place, de façon que j’existe moins. Je ne parviens à me libérer de moi que dans deux cas : par l’idée du suicide et par celle d’écrire. […] Vous savez quelque chose ? Je ne pense pas avoir jamais connu personne sans que je me sois posé cette question : les gens, quand ils n’écrivent pas, que font-ils ? J’ai une secrète admiration pour les personnes qui ne le font pas, et je ne sais justement pas comment elles le peuvent. […] L’écrivain a deux vies : une, celle à la surface de soi, qui le fait parler, agir, jour après jour. Et l’autre, la véritable, qui le suit partout, qui ne lui donne pas de repos ».
Comment vient l’écriture ?
« C’est un souffle, incorrigible, qui m’arrive plus ou moins une fois par semaine […]. Une injonction très ancienne, la nécessité de se mettre là à écrire sans encore savoir quoi : l’écriture même témoigne de cette ignorance, de cette recherche du lieu d’ombre où s’amasse toute l’intégrité de l’expérience. Pendant longtemps, j’ai cru qu’écrire était un travail. Maintenant je suis convaincue qu’il s’agit d’un événement intérieur, d’un “non-travail” que l’on atteint avant tout en faisant le vide en soi, et en laissant filtrer ce qui en nous est déjà évident. Je ne parlerais pas tant d’économie, de forme ou de composition de la prose que de rapports de forces opposées qui doivent être identifiées, classées, endiguées par le langage. Comme une partition musicale. Si l’on ne tient pas en compte cela, on fait des livres “libres” justement. Mais l’écriture n’a rien à voir avec cette liberté-là. […] Ce qu’il y a de douloureux tient justement à devoir trouer notre ombre intérieure jusqu’à ce que se répande sur la page entière sa puissance originelle, convertissant ce qui par nature est “intérieur” en “extérieur”. C’est pour ça que je dis que seuls les fous écrivent complètement. Leur mémoire est une mémoire “trouée” et toute entièrement adressée à l’extérieur. […] Tant qu’il ne voit pas le jour, le livre est quelque chose d’informe qui a peur de naître, de sortir. Comme un être qu’on porte à l’intérieur de soi, il réclame de la fatigue, du silence, de la solitude, de la lenteur. Mais une fois sorti, tout ça disparaîtra, en un éclair ».
On écrit comme on désire ?
« Le désir est une activité latente et en cela il ressemble à l’écriture : on désire comme on écrit, toujours. D’ailleurs, quand je suis en passe d’écrire, je me sens plus envahie par l’écriture que quand je le fais vraiment. Entre désir et jouissance, il y a la même différence qu’entre le chaos primitif de l’écrit – total, illisible – et le résultat final de ce qui, sur la page, s’allège, s’éclaire. Le chaos est dans le désir. La jouissance n’est que cette infime part de ce que nous sommes parvenus à atteindre. Le reste, l’énormité de ce que nous désirons, reste là, perdu à jamais ».
Peut-on écrire l’amour ?
« L’amour comme désir de posséder l’autre au point de vouloir le dévorer. […] Cette histoire [avec l’amant de la Chine du Nord] a laissé derrière elle toutes les autres, tous les amours déclarés, codifiés. Dans la tentative de la nommer, en la tirant de son obscurité originelle et sacrée, le langage tue toute passion, la circonscrit, la diminue. Mais quand l’amour n’est pas dit, il a la force du corps, la force aveugle et intacte de la jouissance : reste la miraculeuse apparition des amants nimbés d’ombre. DansL’Amant, je n’ai pu raconter cette histoire que de loin, en parlant de la ville chinoise, des fleuves, du ciel, du malheur des Blancs qui y vivaient. Sur l’amour, j’ai fait silence ».
Ce qu’il y a de fascinant avec Duras, c’est qu’elle se tient toujours, a contrario de son intervieweuse par exemple, attentive au nu, au brut, à l’éclat du vrai et à sa lumière aveuglante, à la secousse et du brut et du nu et d’une lumière qui se révèlera, à un moment ou à un autre, définitivement aveuglante ; ce qu’il y a de fascinant avec Duras c’est qu’elle se tient invariablement – dès Hiroshima mon amour – en-deçà de la jouissance que procure le verbe. Jouissance qu’a évoquée Lacan dans Le triomphe de la religion* : « S’il n’y avait pas le verbe, qui, il faut bien le dire, les fait jouir, tous ces gens qui viennent me voir, pourquoi est-ce qu’ils reviendraient chez moi, si ce n’était pas pour à chaque fois s’en payer une tranche de verbe ? Moi, c’est sous cet angle-là que je m’en aperçois. Ça leur fait plaisir, ils jubilent ».
Bien sûr, cela est moins sensible ici qu’ailleurs, dans d’autres entretiens. Mais il faut garder à l’esprit le fait que La passion suspendue est un recueil de paroles retranscrites à la main, puis traduites en italien et enfin retraduites en français, par un fin lettré qui plus est. Comment, dans ces conditions, garder vif quelque chose de l’oralité qui caractérise très fortement l’envol (l’envol pour vivre) de la parole de Duras quand elle a le visage de la confession ?
Et c’est ainsi vers Écrire qu’il faudra se tourner (livre écrit pourtant – mais il est vrai à partir d’un martèlement de syllabes et de silences capté par l’œil d’un cinéaste) pour comprendre ce que précisément ça veut dire pour Duras : écrire. Pour le comprendre précisément, c’est-à-dire grâce à une parole qui s’affirme, farouche et impudique, dans la nudité du dire ; grâce à la façon qu’a l’écrit, en même temps qu’il s’avance dans la page, de s’avancer – pour s’y fondre – dans l’irruption sauvage d’une oralité pacifiée par une intelligence aiguë.
Écoutons : « Une maison seule, ça n’existe pas comme ça. Il faut du temps autour d’elle, des gens, des histoires, des “tournants”, des choses comme le mariage ou la mort de cette mouche-là, la mort, la mort banale – celle de l’unité et du nombre à la fois, la mort planétaire, prolétaire. Celle par les guerres, ces montagnes des guerres de la Terre. Ce jour. Celui daté, d’un rendez-vous avec mon amie Michelle Porte, vue par moi seule, ce jour-là sans heure aucune, une mouche était morte. Au moment où moi je la regardais il a été tout à coup trois heures vingt de l’après-midi et des poussières : le bruit des élytres a cessé. La mouche était morte. Cette reine. Noire et bleue. Celle-là, celle que j’avais vue, moi, elle était morte. Lentement. Elle s’était débattue jusqu’au dernier soubresaut. Et puis elle avait cédé. Ça a peut-être duré entre cinq et huit minutes. Ça avait été long. C’était un moment d’absolue frayeur. Et ça a été le départ de la mort vers d’autres cieux, d’autres planètes, d’autres lieux. Je voulais me sauver et je me disais en même temps qu’il me fallait regarder vers ce bruit par terre, pour quand même avoir entendu, une fois, ce bruit de flambée de bois vert de la mort d’une mouche ordinaire. Oui. C’est ça, cette mort de la mouche, c’est devenu ce déplacement de la littérature. On écrit sans le savoir. On écrit à regarder une mouche mourir. On a le droit de le faire ».
Après avoir écouté Duras, il faut sortir de chez soi. Et on se retrouve comme dans ce passage de Dix heures et demie du soir en été : « Les toits sont vides. Ils le seront toujours sans doute quelque espoir que l’on ait de les voir, une fois, se peupler ». On marche. On marche encore. Soudain il pleut. « La pluie est légère mais recouvre ces toits vides et la ville disparaît. On ne voit plus rien. Il reste le souvenir d’un esseulement rêvé ».
* Voir Jacques Lacan, Le triomphe de la religion, précédé de Discours aux catholiques, Paris, Éditions du Seuil, collection Le Champ freudien, 2005
Matthieu Gosztola
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