Marcel Proust Une biographie, Michel Erman
Marcel Proust Une biographie, mars 2018, 384 pages, 8,90 €
Ecrivain(s): Michel Erman Edition: La Table Ronde - La Petite VermillonHonneur 2018 de la Cause Littéraire
Après Bottins proustiens, Les 100 mots de Proust, voici de nouveau attelé à la tâche proustienne le spécialiste Michel Erman, auteur, depuis 1988, de pas moins de dix ouvrages tout entiers consacrés au grand Marcel. Professeur à l’université de Bourgogne, Erman donne ici, après d’autres, un modèle de biographie. Claire, précise, abondante en anecdotes qui donnent sens, riche en informations sur la genèse, la jeunesse d’un génie et sur les avatars d’une carrière ainsi que sur les métamorphoses d’un mondain en critique d’art et romancier unique.
Le sérieux philologique (suffit-il de se reporter aux notes et références bibliographiques fécondes de la fin du volume : pp.319-374), l’écriture fluide (l’essai se lit comme un roman, bien structuré en seize parties dessinant l’évolution du petit Marcel d’Auteuil au grabataire loué enfin), font oublier qu’il y eut avant un Ghislain de Diesbach (pour un ouvrage parsemé d’erreurs orthographiques !), un Proust par lui-même de Claude Mauriac, un Proust et les signes de Deleuze… c’est dire que cette nouvelle biographie fera date.
Les intentions du biographe – montrer la lente et sûre mue d’un personnage guindé, mondain, plus observateur du beau monde que réel acteur, qui fréquentait les La Rochefoucauld, Noailles, Beaumont, Guiche, Caraman-Chimay et autres nobles du faubourg Saint-Germain, en un écrivain de génie qui a usé son écriture à se parfaire un monde, par des articles, des pastiches, des traductions et livres de critique d’art, et qui sent monter l’écriture comme une exigence de vie, au-delà de toutes les vanités, au-delà de tous les regrets – révèlent une merveilleuse connaissance de ce météorite de notre littérature francophone : 1871-1922. On imagine mal que Marcel Proust fût d’une vie aussi ramassée. Il meurt à 51 ans, usé pour avoir durant treize longues années volées à la vraie vie écrit, récrit, amplifié La Recherche. Pour qui découvre Proust, cette biographie servira à mieux comprendre comment l’œuvre s’est levée d’un sous-bassement de longue date. L’asthme, le refuge maternel, la mémoire indéfectible, les études de lettres, la stratégie d’un jeune homme accueilli volontiers partout n’expliquent pas tout : il a fallu à Marcel, comme l’explique Barthes avec sa fameuse phrase « à partir d’un certain moment, ça prend », un déclic notoire pour faire basculer sa vie en un vrai refuge d’écriture pour sa « cathédrale », son livre.
Erman passe en revue les diverses étapes qui feront d’un écrivain talentueux, nonchalant, guère prisé par les officiels, auteur de deux ou trois livres, sauvés de l’oubli par le stratège Marcel qui veille au grain critique en s’arrangeant avec les « amis » « critiques » qui puissent parler de ses ouvrages : Les plaisirs et les jours, Contre Sainte-Beuve, Pastiches et Mélanges, trouvent ainsi un certain chemin. Mais ils ne font pas de Proust un très grand écrivain ; La Recherche va lui donner ce statut, et ce ne sera pas sans embrouilles ni quêtes inabouties. En effet, longue sera la voie vers la notoriété et la réussite. Le manuscrit de Un amour de Swann, entre autres, verra de longs mois avant son édition à compte d’auteur en 1913. La refonte des volumes suivants (au départ, Proust proposait un triptyque) en une amplification considérable de la matière, facilitée par la guerre qui arrêta toute édition dès 1915, offre à Proust toute sa (dé)mesure. Les aléas avec les divers éditeurs (Grasset abandonné pour Gallimard), les réactions très vives et les comportements singuliers pour ne pas dire de revirements constants de Proust ont pour conséquences : tout d’abord, la prise en compte progressive par beaucoup d’une œuvre « en train de se faire » d’importance ; ensuite, les ajouts constants sur manuscrits, sur épreuves, sur tirages de personnages, d’épisodes, de récritures de passages entiers, si bien que les 3 volumes prévus – Combray, Guermantes, Le Temps retrouvé – donnent lieu au fur et à mesure A l’ombre des jeunes filles en fleurs (2), Le Côté de Guermantes (3), Sodome et Gomorrhe (4), La Prisonnière (5) Albertine disparue (6), Le Temps retrouvé (7). Le deuxième volume reçoit, au grand dam de beaucoup, le Prix Goncourt 1919 (par six voix contre quatre aux Croix de bois de Roland Dorgelès), et Proust, progressivement, acquiert une certaine notoriété, qui le pousse même dès avril 1920 à vouloir solliciter un siège à l’Académie française, multipliant les démarches auprès de Henri de Régnier, Barrès (qui le traite de prétentieux)… La maladie, les ennuis financiers (déroutes boursières et dépenses au casino), les déménagements (de la rue de Courcelles, quittée après la mort de la mère, au Boulevard Haussmann, puis rue Hamelin), les tracasseries quotidiennes, les émois amoureux et l’impossibilité d’aimer (que de tentatives, d’échecs en amitié, amour !), le caractère d’un solitaire qui parle si bien d’altérité dans ses livres et qui termine en reclus étranger au monde, réduisant les visites qu’on lui fait, et faisait patienter en antichambre même les grands amis, L. Daudet, Hahn, les sorties rares (mis à part les repas pris au Ritz, les visites de quelques expositions, et invitations chez les aristocrates de toujours, les Beaumont, les Guiche)… donnent de Proust de la fin une image presque funèbre de quelqu’un qui travaille « contre la mort », laissant toute la vie bruissante presque de côté.
Le mot « fin » : la dernière touche à La Recherche, dont il ne connaîtra pas l’édition intégrale, et sa mort le 18 novembre 1922. Fin d’une vie « tragique ». Fin d’un cheminement intellectuel et créatif d’une importance inouïe. Peu de parcours aussi riches que le sien. La Recherche est un monument. Proust, comme Pessoa, Svevo et Kafka, illumine de sa conscience le XXe siècle.
L’ouvrage de Michel Erman, qui fouaille dans ces vies de Proust, pour en rameuter toutes les facettes, en exhumer tout le prestige, devrait figurer en bonne place dans toutes les bibliothèques.
Philippe Leuckx
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