Marcel Proust, Un amour de Swann, orné par Pierre Alechinsky
Marcel Proust, Un amour de Swann, orné par Pierre Alechinsky, 208 p. octobre 2013, 39 €
Ecrivain(s): Pierre Alechinsky Edition: Gallimard
Alechinsky* aime à épouser le mouvement immobile, – immobilité déployée –, d’un livre, par ses traits – incisifs, débridés, et ouverts sur un silence que rien ne saurait venir briser : celui du recueillement, de la prière qu’est tout sommeil véritable (le sommeil étant un repli de l’être, soudain miniaturisé – sans qu’il soit utile, pour cela, que le corps change de forme –, dans le cocon d’invisible qu’il garde reclus dans lui).
Il a ainsi « illustré » – ajoutant souvent eaux fortes – de très nombreux livres et plaquettes pour les éditions Fata Morgana. L’on retiendra notamment Oiseau ailé de lacs et Invention de la pudeur de Salah Stétié, Trois poèmes d’Alvaro de Campos de Pessoa, Mon voyage en Amérique de Cendrars, Fleur de cendres de Lokenath Bhattacharya, Plénièrement de Gracq, Le poète assassiné d’Apollinaire, Celle qui vient à pas légers de Jacques Réda, Vacillations de Cioran, Les rougets d’André Pieyre de Mandiargues, et Le carnet du chat sauvage de Charles-Albert Cingria. Sans oublier les très beaux – car très nus – ouvrages de Gérard Macé, où paraît une pensée, dans ses muscles non forcés.
De Proust, il a déjà « illustré » Journée de lecture (ouvrage publié à cette même enseigne).
Aujourd’hui, c’est la prestigieuse collection Blanche, chez Gallimard, qui l’invite. Et cette invitation donne lieu à la lecture par l’homme de pinceaux (et aussi de plume, ne l’oublions pas), la main armée de somptuosités minuscules et étirées, d’Un amour de Swann, à savoir la deuxième partie du roman Du côté de chez Swann, premier tome d’À la recherche du temps perdu, partie qui peut être considérée comme une œuvre à soi seul.
Une lecture grand format (250 x 325).
Alechinsky ne rompt pas le déploiement du style, ne le retient en rien. Il n’ajoute pas des dessins, des encres au texte, mais accompagne le texte, dans son cours, de traits. Aussi décore-t-il (c’est le terme qu’il emploie) les marges. Il s’attache à les « [o]rner », littéralement.
Cette lecture n’a pas vocation à être fidèle. Elle commet volontiers des « infractions », et, sous forme d’allusions qui arrachent à la couleur sanguine sa réalité, se dessinent, invariablement dans la marge de gauche, tandis que dans celle de droite tourne et tombe une terre noire et bleue et creusée, « l’éclisse d’un violon, la courbe d’une robe, d’un dos, d’une chevelure, la canne théâtrale de Charlus »…
Cette lecture inventive ne nous arrache pas au texte de Proust pour nous suspendre au volètement d’un regard singulier – celui d’Alechinsky – et de l’imaginaire qui est sa compagne. Cette lecture, dans sa belle inventivité, renouvelle l’invention qu’est le style de Proust. Invention que ce style si particulier parvient à être par son audace. Qui n’est pas l’audace que peut revêtir, comme un blouson dernier cri, un langage, – dans son apparition alors étudiée : apparition de cirque. Il s’agit de l’audace de la précision. Précision sonnant comme vérité (mais comme une vérité non dogmatique). Enchanteresse précision.
Le rythme visuel qu’apporte Alechinsky à l’ouvrage ouvre le texte – et c’est là toute la réussite du travail de l’« illustrateur » qui ne s’est pas voulu tel – non sur l’identité de l’œuvre du peintre mais sur celle de Proust. On n’habite pas le regard d’un être (celui d’Alechinsky) – regard porté sur un autre regard (celui de Proust). On est renvoyé au fracas de soie qu’est Un amour de Swann.
Il y a, par l’œuvre plastique, redoublement de la singularité de Proust, – singularité vivant par la musique des phrases (chacun des battements de leurs cœurs, car la langue proustienne est vie, devient telle par la grâce d’un regard transmuté en l’or noir des phrases), et par le monde que ce style déchaîne, déchaîne pour le faire vivre, sur la page, pour donner – notamment – au lecteur les infinies résonances du lointain qu’est l’intime, résonances qui sont la marque sonore des vibrations du cœur, et de ses « intermittences ».
Et c’est paradoxalement parce que l’art d’Alechinsky est foncièrement moderne, tournant férocement le dos à toute joliesse, – revendiquant l’apparition (celle de l’esquisse) comme seule trace possible du geste lent et rapide d’exister –, que l’identité de Proust est redoublée, trait après trait. Trait par trait. Parce que la Recherche est une œuvre moderne, nous mettant au monde, en dessillant notre regard, en hissant notre cœur, centimètre après centimètre, jusqu’au réel de la réalité, et ce, paradoxalement, en le portant – notre cœur – à l’imaginaire et à la pensée. C’est une œuvre qui, pour naître à une époque et dans un milieu donnés, clairement identifiés, dépasse et cette époque et ce milieu pour s’imposer comme universelle, à toutes les pensées, à toutes les époques.
Elle est comme une saveur aimée dans l’enfance. Aimée avec l’intensité que revêt l’accès de tout l’être (de tout de l’être) à la joie, par une après-midi d’été, non loin de la balançoire et du bac à sable, non loin de la rumeur des vagues, aussi, – rumeur brodée de voix presque assoupies dans l’indolence et la torpeur –, et de l’appel du goûter, froissement de papier aluminium, barres de chocolat glissées dans des petits pains. Une saveur de l’enfance que l’on retrouve inopinément, et qui nous saisit, à chaque fois qu’on lit quelques pages ; non, quelques lignes suffisent. Et, on le sait, « quand d’un passé ancien rien ne subsiste, après la mort des êtres, après la destruction des choses, seules, plus frêles mais plus vivaces, plus immatérielles, plus persistantes, plus fidèles, l’odeur et la saveur restent encore longtemps, comme des âmes, à se rappeler, à attendre, à espérer, sur la ruine de tout le reste, à porter sans fléchir, sur leur gouttelette presque impalpable, l’édifice immense du souvenir ».
Matthieu Gosztola
* Pour découvrir ou redécouvrir son travail, l’on se reportera surtout à la monographie suivante :Alechinsky, les ateliers du Midi [exposition, Aix-en-Provence, Musée Granet, 5 juin-3 octobre 2010], textes d’Hélène Cixous, Daniel Abadie, Pierre Alechinsky, Paris/Aix-en-Provence, Gallimard/Musée Granet, 2010, 218 pages, 29 €
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