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Manuel du Prince Indien, L’Arthashastra de Kautilya (par Gilles Banderier)

Ecrit par Gilles Banderier 16.11.22 dans La Une Livres, Les Livres, Critiques, Asie, Essais, Les Belles Lettres

Manuel du Prince Indien, L’Arthashastra de Kautilya, morceaux choisis introduits, commentés et traduits du sanskrit par Marinette Dambuyant, photographies et postface par Anthony Cerulli, avril 2022, 272 pages, 23 €

Edition: Les Belles Lettres

Manuel du Prince Indien, L’Arthashastra de Kautilya (par Gilles Banderier)

 

Dans sa préface à la traduction de l’Offrande Lyrique de Tagore, Gide a rappelé le mot d’un écrivain oublié, Paul de Saint-Victor (1827-1881) : « Entre l’esprit européen et celui de l’Inde se dressent cent millions de dieux monstrueux ». Des dieux, mais pas seulement : des manuscrits par millions également (entre sept et trente millions, selon les estimations, et un écart pareil indique à lui seul l’ampleur du travail d’inventaire encore à accomplir) ; des manuscrits comme ceux photographiés par Anthony Cerulli, un professeur américain, dont les clichés émouvants agrémentent les pages de ce volume ; des manuscrits très différents, au point de vue matériel, des codices occidentaux (ils furent copiés sur des feuilles de palmier ou de bananier réunies par une simple couture dans la marge, entre deux ais de bois) et conservés dans des conditions parfois aléatoires, le climat chaud et humide du subcontinent étant mauvais pour eux – sans même évoquer d’autres circonstances favorables à la disparition de bibliothèques entières, comme les convulsions politiques, dont l’histoire indienne fut prodigue.

L’Arthashastra nous a été transmis grâce à d’aussi fragiles manuscrits et fut oublié pendant des siècles, avant sa découverte en 1905 par un bibliothécaire de Mysore (Maïssour), Rudrapatna Shamasastry (1868-1944). L’édition de référence fut publiée dans les années 1960 à Bombay. L’œuvre n’est pas inconnue du public francophone, mais il s’agit parfois de versions établies à partir de l’anglais, c’est-à-dire de la traduction d’une traduction (comme celle présentée par Gérard Chaliand aux Éditions du Félin, en 1998). Nous devons remercier les Belles-Lettres d’avoir réédité le travail d’une sanskritiste, Marinette Dambuyant, publié initialement en 1971 chez un éditeur qui, avant de disparaître, avait produit d’excellents livres, Marcel Rivière (la version de Marinette Dambuyant avait été réimprimée par le Grand Livre du Mois, en 1996). On complétera ce tribut de gratitude en ajoutant que le volume des Belles-Lettres est beau, bien relié et bien imprimé, avec les photographies à la fois familières et déroutantes du Pr. Cerulli.

La rédaction de l’Arthashastra est attribuée à un certain Kautilya, qui a réellement existé, même si ce nom semble avoir été plutôt un surnom (le « Retors »). Y eut-il un auteur unique ou ce nom dissimule-t-il le travail d’un groupe de savants, voire de toute une école ? À moins d’une découverte toujours possible parmi les millions de manuscrits qui restent à déchiffrer, il est impossible de répondre à cette question. Il est même impossible d’assigner à l’Arthashastra une date de rédaction précise : entre la datation « haute » et la datation « basse », il y a huit siècles… Quoi qu’il en soit, Kautilya passe pour le fondateur de la science politique dans l’une des plus anciennes cultures (et un des plus grands pays) de la planète et ce titre de gloire n’est pas usurpé, tant l’Arthashastra cherche à considérer le fait politique en soi, à l’échelle d’un empire immense, qui donne l’impression d’avoir été un État policier et bureaucratique, où tout le monde contrôlait tout le monde, et qui produisait d’abondantes statistiques (le rapprochement avec nos États modernes n’est pas infondé). Contrairement à bien des théoriciens politiques aux yeux de qui il s’agit d’un non-sujet ou qui estiment que l’argent pousse naturellement aux arbres, Kautilya accorde une grande importance aux finances publiques. Sans argent, pas d’armée bien équipée (ou alors une armée qui se retourne contre ses dirigeants) et donc un territoire à la merci du voisin mieux armé parce que plus riche (ce fut à peu près ainsi que s’est effondrée l’URSS, à partir du moment où le président Reagan l’entraîna dans la fausse « guerre des étoiles », qui engloutit le budget de la défense). Mais, contrairement à Karl Marx ou à MM. Attali et Macron, Kautilya ne fait pas de l’économie et de l’argent des absolus : ils sont au service d’un dessein politique et des instruments de sa puissance. Les considérations religieuses ou morales sont également à peu près absentes de son propos. L’Arthashastra, qu’on a pu comparer à juste titre au Prince de Machiavel, conçoit la politique comme un pur rapport de forces, que ce soit entre les différentes classes ou castes d’une société fortement hiérarchisée ou dans les rapports du royaume avec ses voisins (tout État possédant une frontière commune avec un autre est naturellement son ennemi et les alliances doivent être recherchées au-delà des frontières).

 

Gilles Banderier

 

Marinette Dambuyant (1907-2001) fut professeur de philosophie, indianiste et psychologue. L’une des rares femmes bachelières en 1925, agrégée de philosophie en 1934, elle a toujours mené de front sa carrière de professeur de philosophie au lycée et ses recherches (psychologie de l’enfant, phénoménologie, histoire de la philosophie, histoire des catégories et fonctions psychologiques indiennes).

Anthony Cerulli est professeur d’études sud-asiatiques à l’Université de Wisconsin-Madison.

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A propos du rédacteur

Gilles Banderier

 

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Docteur ès-lettres, coéditeur de La Lyre jésuite. Anthologie de poèmes latins (préface de Marc Fumaroli, de l’Académie française), Gilles Banderier s’intéresse aux rapports entre littérature, théologie et histoire des idées. Dernier ouvrage publié : Les Vampires. Aux origines du mythe (2015).