Manuel de survie à l’usage des incapables, Thomas Gunzig
Manuel de survie à l’usage des incapables, juillet 2013, 408 pages, 18 €
Ecrivain(s): Thomas Gunzig Edition: Au Diable Vauvert
Un supermarché. Violence banale du monde moderne. Une caissière un peu lente, un DRH zélé. Un agent de sécurité résigné. Tristesse, laideur, honte vite bue, sinistre ridicule d’existences étriquées. Et puis tout dérape. Tout dérape ? Tout avait déjà dérapé depuis les premières pages, dès la rencontre d’une baleine produite par Nike.
Dans le roman de Thomas Gunzig, le basculement discret dans la science-fiction se met au service d’une critique sociale au vitriol de l’univers de la grande distribution et plus largement de la société capitaliste. Le titre paraît ainsi une antiphrase dans ce jeu de massacre où seuls les plus durs et les plus cruels parviennent à survivre. « L’homme est un loup pour l’homme » : telle pourrait être l’épigraphe de cette fable qui prend au pied de la lettre la formule en donnant pour fils à la caissière licenciée quatre loups, Blanc, Gris, Brun et Noir, parodie horrifique des jeunes loups des banlieues populaires qui hantent l’imaginaire contemporain.
Avec ce roman d’action au rythme cinématographique, Thomas Gunzig joue à nouveau avec les codes de la culture populaire, en proposant des scènes de violence dont le subtil décalage fait le sel. L’originalité du livre réside dans cette hybridation entre action violente, charge sociale et dystopie dont l’intégration est un des éléments les plus séduisants d’un texte dont la langue est parfois un peu lourdement vulgaire.
La mise sous copyright du code génétique est montrée comme le prolongement naturel de la logique de marché, peinte avec un réalisme très convaincant. Ses conséquences ne sont jamais présentées comme l’objet de l’intrigue de l’ouvrage, mais lui donnent un arrière-plan inscrivant les hiérarchies sociales dans le corps même des êtres mis en scène, l’argent des parents déterminant la qualité génétique d’enfants dont l’origine sociale influe de façon directe sur la survie biologique. Les désargentés recourent à un ADN de contrebande, la violation du copyright par Martine Laverdure, la caissière, produisant des sortes de loups-garous : l’exclusion sociale devient une monstruosité physique. Ce bricolage génétique offre également au romancier l’occasion de rebondissements narratifs ou de scènes à l’humour poignant, telles la mort de la mère de Jean-Jean, ou les prouesses de sa peu sympathique épouse, dont l’évolution constitue une des bonnes surprises du livre. Mais sa réussite tient avant tout, à nos yeux, à sa capacité à ne pas concentrer notre attention sur cette monstruosité des personnages et à nous la présenter comme allant de soi dans un monde où la véritable horreur vient davantage du fonctionnement ordinaire d’une société soumise à la compétition entre de féroces appétits commerciaux, par rapport auxquels l’extrême sauvagerie de Blanc, Gris, Brun et Noir semble in finebien désarmée.
Ivanne Rialland
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