Manuel de Réisophie pratique, Laurent Albarracin (par Marc Wetzel)
Ecrit par Marc Wetzel le 08.06.22 dans La Une CED, Les Chroniques, Les Livres, Arfuyen, Poésie
Manuel de Réisophie pratique, Laurent Albarracin, éd. Arfuyen, 252 pages, mai 2022, 18 €
Un peu de courage et d’humour pour ne pas aussitôt fuir ce titre égarant et glacé, mais patience et attention récompensées, à loisir, par la lecture, en 224 brefs chapitres, d’un (étonnant, éclatant, complet) chef d’œuvre, comme on va voir, un des plus forts livres de poésie française récemment parus. C’est d’abord un manuel, non un traité : il s’agit de mettre sous la main (plutôt que directement devant les tempes) les notions essentielles d’un art. Quel art ? L’art, ni plus ni moins, de considérer véritablement les choses, ou, plus précisément – dit le néologisme réisophie (res : chose ; sophia : sagesse) – de saisir leur sagesse propre ; l’art de contempler le travail (inaperçu) fourni par les choses pour, chacune pour soi et entre elles, devenir, demeurer, et même disparaître, choses. Réisophie pratique, enfin, pour dire qu’en la matière, l’exercice vaudra seule observance, l’effort sur soi sera seule compréhension réussie de cet effort des choses sur elles-mêmes. Voilà, abstraitement, l’argument.
« Chose » est entité vague, être peu déterminé, sinon comme plutôt consistant et résistant (on le dit de tout ce qui se tient à peu près, et fait obstacle toujours un peu à nous ou aux autres choses), mais, pour cette raison même, les choses sont partout et ne manquent jamais. À l’évidence, une chose ni ne se produit seule (elle a des causes, des conditions de réalité), ni n’est seule à se produire (elle a des vis-à-vis, des voisins de monde, des alliées et adversaires de fortune ou de nécessité), ni ne songe, rechigne ou s’amuse à se produire (elle n’a ni les motifs d’une personne, ni les étapes d’une action) – mais, voilà l’essentiel, elle se produit : littéralement, elle participe à sa propre présence, elle se rend réelle, elle a sur soi de quoi s’être extraite du monde, et s’y tenir un temps. Un reflet, une ombre, un écho, un mirage, au contraire, ne sont pas des choses, ils ne sont pour rien dans leur situation réelle, et ne peuvent donc rien pour baliser, redresser, canaliser la nôtre. Il n’y a pas de reflet visqueux, d’ombre onctueuse, d’écho poreux, de mirage charnu : les choses, à l’inverse (même les plus humbles : une assiette, un poteau, un rocher, une ardoise de toit, une toupie, une montre, un galet, une lampe, un puits…) travaillent, malgré leur officielle inertie, à assurer leur consistance, à délimiter leur forme, à concilier leurs divers traits et aspects. Un être réel contribue à faire arriver ce qui dépend de ses propriétés, et à relativement résister, depuis ce qu’il est, à ce qui lui arrive (par exemple, « On n’arrête pas de ruisseau/ Sans provoquer un lac », 158). L’irréel, lui, ne sait pas faire. Laurent Albarracin le formule en virtuose : « La chose est comme un sac qui lui donne sa forme » (176). Même un nuage est ainsi une chose, un sac de réalité propre : comme les poissons sont fuselés pour se croiser sans se heurter, les fluides frondaisons des nuages avancent leur densité aux altitudes qui les portent et selon les vents qui les mêlent ou les dénouent. Une leçon de présence est donc disponible partout et toujours, car chaque chose peut suggérer ce que c’est qu’avoir sa sorte d’être et y trouver son repos vrai, et nous faire ainsi compter sur ce qu’on comprend d’elle. Voici cinq illustrations de ce ballet, à la fois indigène et universel, des choses :
« Sache prendre plaisir à la roue.
Sois reconnaissant à la roue
De se glisser sous elle pour s’amortir
Comme si en tournant elle se préparait le terrain,
Qu’elle était conçue pour s’accueillir,
Que dans sa forme même
Elle avait prévu de se recevoir » (141)
« Pose sur un rocher
La fraîcheur d’une échelle
Afin d’atteindre
Le centre de légèreté des choses » (27)
« La clef est une enclave
Où le fer et le chiffre s’emmêlent
Pour se connaître.
Ainsi la ronce
Dans la ronce
Se roncifie » (6)
« Le cercle est cette figure où le centre a grossi
Jusqu’à épouser les bords du cercle (…)
Pour un Réisophe,
Le cercle ne serait pas le cercle
S’il n’avait transformé son centre
En un ventre » (14)
« Appuie une cascade contre le rocher
Et grimpe à cette brume
En te réjouissant
Qu’elle soit impraticable » (27)
Le fait essentiel est donc qu’il y a, nécessairement, une vie des choses, même inertes. Toute chose, tant qu’elle subsiste, repasse par les états qui la permettent, et cela, vient de montrer l’auteur, fait roue dans son parcours de soi ; elle monte et descend des degrés, les niveaux des diverses grandeurs de son être, et cela vaut échelle dans l’accès à soi ; ses parties se lient et délient selon leurs affinités, et cela vaut clef dans ses prudentes correspondances avec soi et ouverture à elle-même ; ses éléments se bombent ou désenflent selon ce qu’ils assimilent, engendrent ou stockent les uns des autres, et cela vaut ventre dans l’usage et le port de soi ; le cours d’une chose rattrape ses ruptures, et joue avec sa propre pente, ce qui fait cascade dans le redimensionnement de soi. Mais alors roue, échelle, clef, ventre, cascade… sont comme des choses de choses (res rerum, disait l’auteur dans un livre précédent), des choses qui font se produire les choses dans les choses, choses chosantes (« La chose est parfaite quand elle est réalisée par elle-même (…) Il s’agit, pour parfaire la chose, de l’enfaire (…) Enfaire la chose, c’est faire qu’elle s’y fasse, en étant », (13) autant que chosées (dans le fini, aucun moteur de présence n’est infaillible, car toutes les bouées restent submersibles, toutes les matrices périmables, les butées amovibles, les parois effritables). Mais c’est bien ainsi que les choses se font (comme, malicieusement écrit, « La pluie au zinc de la gouttière/ Est accoudée à se boire », 153).
Cet éclatant Manuel a au moins trois atouts : d’abord sa leçon de réalité nous rappelle que le virtuel, tant vanté, a des arcanes autrement moins rigolotes et instructives que n’en a le réel (avec le fond d’affaire strictement algorithmique du virtuel, on ne pourrait s’offrir les divines surprises de la tapisserie – à la fois appui et tamis – substantielle des choses et s’y exclamer magnifiquement : « De deux choses, l’autre », 185). Ensuite toute leçon de choses promeut la connaissance (peu de fake-news à craindre dans le labyrinthe fondationnel des choses !) : s’il est douteux que ce que tu connais puisse t’honorer en retour, il est en tout cas certain que « ce que tu ignores en retour te dédaigne » (183). Enfin, de ces magnifiques et contagieux exercices de présence, nos facultés sortent grandies : la mémoire y gagne la souplesse de plis et déplis d’un origami, l’imagination y rencontre miroir antérieur et global dans l’indigène fantaisie et l’inépuisable entre-déformation des choses, l’intelligence (ébahie de la générosité morphogénétique du monde) chemine aussi plus élégamment :
« On ne fait qu’emprunter un chemin.
En effet quand on le quitte et qu’on le rend à lui-même,
On le laisse aller là où on ne sait pas qu’il va.
Peut-être continue-t-il de s’inventer
Et non pas de se suivre
Une fois qu’on n’y chemine plus.
Ce qu’on ne sait pas de lui
Le prolonge dans sa propre découverte.
Ce que nous dit le chemin
En dit plus long encore
Au chemin » (181)
C’est peut-être la fécondation mutuelle de l’imagination et de l’intelligence qui enthousiasme le plus dans l’acticité réisophique. Inventer de nouvelles choses (le pétalisateur, le billet de fumée, le parquet d’abeilles, la tasse à molette, le dé broussailleux…, 33) fait mieux voir comment les déjà-là fonctionnent (par exemple, seul un dé glabre sauve le hasard !), et, réciproquement l’inventivité débusquée des choses ranime notre intelligence d’elles (voir dans un peigne en action à la fois un pinceau et une fourchette, 32, saisir assez respectueusement un œuf pour y former une lampe de pierre, 219, piocher assez finement la terre jusqu’à lui « donner le délié d’un jeu de cartes » afin d’aider le réel à jouer à lui-même, 129…). Le flair poétique discerne alors directement ce qu’exister fait de soi : lisant Laurent Albarracin, on peut enfin « voir le vide à moitié verre » (146), voir comme physiquement un cercle comme échec indéfini à trouver un angle (89), le butinage comme bégaiement fructifère (94), un sfumato hilare comme apparence prise, non plus au mot, mais à la chose (« Les collines sont bleues par elles-mêmes. Elles sont comme des pâtés de distance », 148), un bec de pélican comme crochet corné mettant « son estomac directement dans l’assiette » (114), l’appétit propre de la houle (« C’est le creux à l’avant de la vague/ Qui nourrit et fait gonfler la vague », 140), ou la sève de l’arbre en « estuaire debout » (213).
Toute chose a donc de quoi être elle-même. Albarracin a donc la tautologie active, dynamique, épiphanique (il s’en justifie, sans cesser de chanter, en 98,169, 202). Et un extraordinaire toucher de tennisman dans son virtuose renvoi de la balle aux choses. Son génie poétique lui permet de débusquer, sous l’indéfini émiettement des choses, leur stratégie même de reconstituer un monde (« Le puzzle ne fonctionne qu’incomplet », 9) ; sous l’impersonnalité des choses, de deviner une constante adresse anonyme à soi ; sous leur compacte opacité, une émouvante pudeur spatiale dans l’occupation de leur monde, puisque la chose grossit depuis ce qui la fonde, et autour de ce qui lui donne d’être, comme excroissance d’un noyau de croissance : de même que l’enfant cache ce qui le fait grandir derrière le paravent de chair qu’il se devient à lui-même…
… « L’arbre est la déflagration boisée d’une graine » (178).
Mais la justesse spéculative, la pertinence philosophique du propos impressionnent (et instruisent) tout autant. Albarracin ne dit pas ce qu’il sait (il a lu les Présocratiques, Nicolas de Cues, Diderot, Lamarck peut-être, Nietzsche sûrement, Alain probablement, Péguy aussi, sans s’en prévaloir) mais sait admirablement ce qu’il dit. Son chant croise les thèmes métaphysiques (l’un et le multiple, le même et l’autre, la partie et le tout, le simple et le composé, la sympathie universelle et l’opposition de chaque chose à elle-même, la règle nécessitante et l’accident nécessaire, etc.) avec, à chaque fois, la fraternelle maestria de l’aède. Par exemple :
« Les choses se tiennent dans un extravase.
Le travail du Réisophe est de tenir
L’extravase où se tiennent les choses » (38)
« C’est en tournant sur elle-même à toute vitesse
Que la toupie se tient debout
Comme si elle avait un pied également
Dans un autre monde.
C’est d’ailleurs parce que la vitesse
Nous enlève à la vue cet autre monde
Qu’elle peut y faire s’appuyer
la toupie » (85)
« Fabrique-toi une passerelle qui soit assez élancée
Pour rejoindre toutes les choses entre elles
Puis porte-la comme une bague à ton doigt :
Cela te sera aisé puisque ta passerelle aura tout rejoint » (92)
« Pour atteindre le bleu des montagnes
Avance comme si l’horizon
Serpentait entre tes pieds » (93)
« Ainsi que l’usage commun nous y entraîne,
Quand on coupe une pomme longitudinalement,
On y voit une vulve
Et sa chair est charnelle.
Mais lorsqu’on la coupe par l’équateur,
Alors son cœur y apparaît comme une étoile
Et l’on fait de la pomme un monde
Et sa chair est spirituelle. (…)
Cela signifie que pour connaître une chose,
Il faut la couper d’un coup en trois (…)
Couper d’un coup en trois une chose
C’est la séparer de la séparation,
C’est la réparer dans son entièreté de chose nouvelle
Et de chose pour elle-même (…)
Or que faisons-nous d’autre lorsque nous coupons une pomme
Que la couper en trois
Puisque d’une pomme coupée restent toujours
Deux moitiés de pomme à quoi s’ajoute
La pomme intacte dans son secret » (105)
C’est que le secret des choses, bien sûr, demeure. Si l’on demande : de quoi dans une chose ses propriétés dépendent-elles ? l’alternative, disent les philosophes, est ruineuse : ou bien elles dépendent de la substance même de la chose (qui les supporte et les fédère), mais alors cette substance même ne peut plus elle-même avoir de propriétés ; ou bien la chose n’est que le faisceau (instable et diffus) de ses propriétés, ne supposant et cachant aucun fond substantiel, mais alors comment une simple foule d’éléments ferait-elle l’individualité stable et caractéristique d’une chose ? Secret (être chose, c’est donc pouvoir s’advenir, mais comment, et pourquoi ?), que ce recueil fait incomparablement, et sans regrets possibles, briller :
« Taille ton être dans la robe du monde.
Coupe dedans sans vergogne
Mais laisse-lui sans regrets le surplus.
Dis-toi que tout ce qui ne prend pas place
Dans la confection de toi-même
Restera comme la chute de tissu
Qu’on voit vivante aux cascades » (196)
Quand Laurent Albarracin écrit que le plus mystérieux, dans le mystère, c’est qu’il ne voile rien (167), il dit, en poète, l’évidence d’une existence archi-exposée, livrée à son exclusive infinité. Immanence stricte (« Il n’y a de principe au monde que mis en danger par le monde » (125), et menaçante (le réel contient ce qui peut toujours l’effacer ; tout devenir est risqué puisque tout devenu l’est de justesse), mais nous laissant ici trois allègres consolations.
D’abord, si l’on en croit son indéfinie souplesse, l’Univers réel tient à le rester
« Observe le monde comme une règle.
Observe comme le monde est
Une règle
Infiniment tordue » (111)
Ensuite, même si l’illusion l’emporte, nous pouvons gagner en sagesse :
« Fou celui qui se noie
En voulant attraper le reflet de la lune.
Et pourtant se faire avoir par l’illusion
Est bien la meilleure manière pour attraper la lune » (177)
Enfin, même si les hommes pensent (ils relient par langage toutes représentations possibles, et, par raison, se représentent toutes relations nécessaires) et non les choses, celles-ci, pourtant, comme l’a restitué notre poète, savent peser, auprès d’elles-mêmes, dans l’univers, leur propre déploiement, mais dès lors…
« Sans doute la chose ne pense pas.
C’est l’homme qui pense.
Mais peut-être que la chose
En ne pensant pas
Se retire en soi
Plus que ne fait l’homme qui pense
Et qu’alors elle fait secrètement
La même chose que penser » (175)
Le titre de ce recueil ne fait alors plus du tout rire ni reculer, puisqu’il annonçait ceci : alors que la folie ne sait justement pas voir ce qui la dissiperait, la sagesse peut concentrer ce qui la fait véritablement voir ; et les choses sont cette concentration même de présence juste. Juste, parce qu’aucun narcissisme n’est à craindre d’elles : les choses ne sont équipées ni pour aimer leur vérité, ni même pour vérifier l’amour que la poésie leur porte. Ainsi, lecteur, en toute confiance, et suivant cette œuvre très remarquable,
« Préfère à l’examen des choses
Leur inamen » (118)
puisque
« L’inerte est inerte
D’une vie surintérieure » (99)
Marc Wetzel
Laurent Albarracin, né en 1970, est éditeur de poésie (Le Cadran ligné), critique littéraire (Lectures 2004-2015, Lurlure, 2020), animateur de revue (Catastrophes, avec Pierre Vinclair et Guillaume Condello), et, bien sûr, poète, par exemple : Res Rerum (Arfuyen 2018), L’Herbier lunatique (Rougerie, 2020), Contrebande (Le Corridor bleu, 2021).
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A propos du rédacteur
Marc Wetzel
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Marc Wetzel, né en 1953, a enseigné la philosophie. Rédige régulièrement des chroniques sur le site de la revue Traversées. Dernier ouvrage paru : Exercices (Encre Marine/Les Belles Lettres), 2015.