Manifeste Incertain 7, Emily Dickinson, Marina Tsvetaieva, L’immense poésie, Frédéric Pajak (par Philippe Chauché)
Manifeste Incertain 7, Emily Dickinson, Marina Tsvetaieva, L’immense poésie, octobre 2018, 320 pages, 23 €
Ecrivain(s): Frédéric Pajak Edition: Editions Noir sur Blanc
« Emily Dickinson, Marina Tsvetaieva : qu’ont-elles en commun ? L’une est d’Amérique, l’autre de Russie. Celle-là appartient au XIXe siècle, celle-ci à la première moitié du XXe. Toutes deux n’ont jamais douté de leur art, malgré leur isolement, la censure ou l’indifférence ».
« Certains vont le dimanche à l’église
Et moi – je reste à la maison
Avec un merle pour choriste
Et pour voûte un verger », Emily Dickinson
« Certains sont de pierre, d’autres d’argile
Et moi – je miroite et scintille !
Mon œuvre est mouvance, mon nom est Marine,
Je suis de la mer l’écume fragile », Marina Tsvetaieva
Frédéric Pajak poursuit son inouï Manifeste littéraire, manifeste philosophique, poétique et politique. Un Programme unique, à aucun autre semblable, où les dessins de noir et blancs vêtus nourrissent en échos le roman, lui offrent à chaque planche de nouveaux éclats. Frédéric Pajak dessine comme il écrit, et c’est net et précis, luxuriant et vibrant. Le noir tourne au gris, et le gris offre mille variations : là une clairière, entre ombre et lumière, où les feuilles des arbres aimantent les éclats solaires. Ici une enfant, et deux femmes qui s’avancent sur le sable tenant leurs chaussures à la main, c’est une danse qui se dessine sous nos yeux. Un peu plus loin, le visage de Marina nous fixe, et ses grands yeux un peu perdus illuminent la page. Ou encore ces ombres noires en marche, comme une vague, vers la Révolution : les foules se soulèvent sous le drapeau rouge ; mais « le vent est mauvais juge » prophétise Marina. Qu’il s’agisse de Walter Benjamin, d’Ezra Pound, de Van Gogh, ou Gobineau, et aujourd’hui d’Emily Dickinson et Marina Tsvetaieva, l’écrivain dessinateur s’empare d’histoires et de l’Histoire, défie la mémoire et les mémoires, s’embrase pour ces destins incertains, des destins saisis par l’Intranquillité – Je me sentis soudain anxieux. D’un seul coup, le silence avait cessé de respirer (1)– ces regards et ces corps aux aguets, solitaires, ces héros et ces saints, ces artistes irréconciliables.
« La plage : c’est ici la mer de Marina – elle qui n’aimait pas la mer. Je contemple longuement son eau sacrée, sous le ciel caressant où de rares nuages s’effilochent jusqu’à s’effacer. Marina a joué avec ces cailloux tout en rondeur, les a pris entre ses doigts dans les flots immobiles ».
Frédéric Pajak est à Koktebel, un village de la mer Noire en République de Crimée, peu avant c’était Moscou, la terre de Russie, une longue et précise immersion sur les traces de Marina Tsvetaieva. Comme Cézanne peignait, Frédéric Pajak écrit et dessine sur le motif. Il ne se brise pas sur les récifs du motif mais s’en nourrit. Il dessine ce qu’il voit, mais aussi ce qu’il imagine, ce qu’il a lu et entendu, il dessine comme l’on respire l’air du large. Il dessine et il écrit l’histoire de Marina Tsvetaieva, son histoire russe.
Le siècle s’ouvre, nous sommes le 5 juillet 1906 : Marina et sa sœur Anastassia, de deux ans sa cadette, cueillent des noisettes dans la forêt. Leur mère vient de mourir. Quelques heures plus tôt, posant sa main sur leurs têtes, elle avait déclaré : Vivez selon la vérité, mes enfants. Vivez selon la vérité ! Marina Tsvetaieva gardera toute sa vie ce conseil au cœur et sur les lèvres, elle en sera digne, au risque de tout perdre et de se perdre.
Frédéric Pajak dessine ces arbres, cette forêt que les enfants ont traversée. On y entend des voix, un souffle, et plus loin : A quatorze ans, Marina est persuadée que si les réverbères de Moscou s’illuminent, c’est grâce à ses yeux. Qui peut lui donner tort ? Marina vit déjà en poète, autrement dit en absolue liberté libre. A Moscou, à Yalta, à Taroussa dans la datcha familiale : Cette senteur de framboises et de pluie qui entre par la fenêtre, ce lointain bleu sur fond de champs dorés, cette épouvantable tristesse, le soir, cette carrière au-dessus de l’Oka bleu sombre et scintillante, ces bancs de sable jaune, ces collines, ces près, cette liberté ! Dans les bras de ses amours, dans ses rêves d’un Napoléon russe, d’une ville et d’un poème à l’autre. Elle est pauvre, elle a froid, mais elle continue de tracer d’une plume vive son histoire russe. La guerre civile est là, elle écrit, et l’écrit, et Frédéric Pajak la dessine : Peu de gens comprennent que ce n’est pas nous qui sommes en Russie, mais la Russie qui est en nous. Cette Russie c’est celle de Léon Tolstoï, Marina et Anastassia décident d’assister à ses funérailles. Elles s’échappent de la maison et, dans le froid et le brouillard, parviennent à son domaine de Iasnaïa Poliana, à deux cents kilomètres de Moscou. C’est la Russie de Boris Pasternak, celle de l’armée Blanche, des tsaristes, des bolcheviks, celle des procès sans procès, des condamnations, celle de l’exil. Ce Manifeste Incertain est le roman de la Russie et de l’Exil : l’Allemagne, la Tchécoslovaquie, Prague où l’été est merveilleux, avec ses collines mauves piquées de hauts sapins noirs. Le roman de Paris où l’exil est partagé par cent cinquante mille Russes. Le livre de Frédéric Pajak est un formidable roman d’histoires et d’Histoire, où se dessine l’incroyable destin de Marina Tsvetaieva, qui est celui en miroir de la Russie qu’elle a tant et tant aimée. Ce livre est aussi le roman des amours de Marina Tsvetaieva : Ce que j’attends de toi, Rainer ? Rien. Tout. Que tu m’accordes à tout instant de ma vie de lever les yeux vers toi – comme vers une montagne qui me protège… (lettre à Rainer Maria Rilke).
« Non vous ne m’avez pas trahie,
Années, ni prise de revers !
En ces cheveux déjà blancs
C’est l’éternité qui l’emporte », Marina Tsvetaieva
« Nul opium ne peut calmer la Dent
Qui ronge l’âme », Emily Dickinson
Sous les yeux de Frédéric Pajak se dessine une autre destinée, celle d’Emily Dickinson, loin de la Russie, dans l’autre monde, les Amériques. Un monde où la vie se déroule sans incident notable, sans voyage ou presque. Ici point d’exil et point de fuite, mais une obstination, une volonté christique d’écrire, d’être en poésie, même si personne ne les lit, même s’ils ne sont pas publiés, même si eux aussi restent en suspens devant la porte de sa chambre. En réalité, elle n’écrit pour personne, pas même pour elle-même : elle s’adresse à l’Eternité, une Eternité qu’elle appelle, qu’elle pressent, et qui lui répond à travers les fleurs, les abeilles, ou simplement la nuit qui tombe. Frédéric Pajak donne corps à ces fleurs, à ces abeilles, elles envahissent la page blanche, on entend leur bourdonnement, la vibration des pétales et dans l’obscurité on devine son corps, ombre qui résonne dans le silence reclus et follement habité de sa destinée. Elle vit cachée et ne laisse rien entendre de ses amours, même si elle écrit beaucoup, à Susan : Je ne fermerai pas les yeux avant que tu ne m’aies donné un baiser sur la joue et dit que tu m’aimeras ; à Samuel Bowles : Pour votre Acte exquis il ne peut y avoir d’autre Remerciement que la Honte qu’inspire la Grâce ; à un mystérieux destinataire : Maître – ouvrez grand votre vie, et prenez-moi en elle pour toujours ; et enfin à Otis Philips Lord : Incarnez-moi en vous – rose réclusion. C’est cette sensualité de chaque phrase, que Frédéric Pajak admire, qu’aimantent ses dessins de fleurs, de bosquets et d’abeilles butineuses. C’est étourdissant, comme le fut la vie de cette femme insaisissable, c’est éblouissant et lumineux.
Marina Tsvetaieva et Emily Dickinson ont trouvé leur biographe du vertige, leur fidèle portraitiste, attentif à leur vie poétique, à leurs amours, à leurs révoltes, de la chambre d’Emily à l’exil de Marina.
Philippe Chauché
(1) Le Livre de l’Intranquillité, Fernando Pessoa, trad. Françoise Laye, éd. Christian Bourgois, 1982 (on est en droit rêver qu’un jour Frédéric Pajak s’empare de la vie et du monde de Fernando Pessoa).
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