Mangées Une histoire des mères lyonnaises, Catherine Simon
Mangées Une histoire des mères lyonnaises, février 2018, 260 pages, 21 €
Ecrivain(s): Catherine Simon Edition: Sabine Wespieser
Le sous-titre de l’ouvrage donne une indication des investigations auxquelles Catherine Simon s’est livrée. Qui étaient ces « mères lyonnaises », et en quoi méritaient-elles un livre ?
Ces mères lyonnaises sont toutes ces jeunes femmes, issues pour la plupart de la campagne lyonnaise ou des proches régions de l’Ain, qui se retrouvent au début du vingtième siècle à Lyon pour se « placer » chez des patrons bourgeois en tant que bonnes, ou à faire le service dans des petits cafés où l’on servait aussi de quoi nourrir les ouvriers du quartier de la Croix-Rousse par exemple. Leur exil de la ferme familiale avait pour raison essentielle la misère (une bouche de trop à nourrir…) ou parfois des comportements incestueux. C’est dire aussi que la vie avait forgé un caractère affirmé chez ces jeunes femmes à qui il ne fallait pas en raconter.
Des circonstances parfois heureuses mais souvent dues au seul hasard ont conduit certaines d’entre elles derrière les fourneaux dans des gargotes lyonnaises dont elles devinrent propriétaires au fil des années. La concurrence aidant, elles durent se forger une clientèle et la conserver en proposant tout d’abord une cuisine roborative, issue de l’apprentissage familial à la ferme, puis une cuisine plus aérienne, créative, inspirée des cuisines familiales de la région. Toutes diront que les qualités gustatives d’une recette proviennent essentiellement de la qualité du produit travaillé, de sa fraîcheur, ceci s’entend naturellement pour les viandes et les poissons comme pour les légumes et les fruits. Le respect du produit s’avère être la première leçon que ces « mères » ont enseignée, le b.a. ba des enseignements culinaires aujourd’hui. Les « mères lyonnaises » avaient du caractère et une volonté de « s’en sortir », et leur cuisine aura ainsi respecté une certaine tradition tout en innovant avec audace.
Catherine Simon nous propose une espèce de balade dans le Lyon culinaire en évoquant les grands noms de ces mères qui sont à l’origine d’une gastronomie lyonnaise largement appréciée. Ainsi Eugénie Brazier, rue Royale, fit-elle le bonheur de tant d’esthètes, malgré des ennuis avec la police durant l’occupation, ennuis que les occupants n’admettaient pas, puisqu’ils étaient aussi des clients, ce dont ont abusé les mauvaises langues. Elle fut dénoncée par on ne sait qui (marché noir), mais on imagine sans peine que des étoiles Michelin données à « une péquenaude de la Bresse, une bonniche, une fille-mère » ça déclenche des jalousies… Et elle d’ajouter : « le succès, c’est à la force des poignets que je l’ai arraché, et alors ? Qu’est ce que j’y peux, si la Kommandantur, quand elle est arrivée à Lyon, m’a mise sur la liste des protégés ? ». C’est chez elle, qu’un certain Paul Bocuse fit ses classes.
Fernande Gache fut une autre mère de la Croix-Rousse. Née en 1930, elle fut placée chez des lyonnais en 1945. Dix ans plus tard, elle ouvrait son restaurant rue Leynaud. Sa poule au pot était appréciée, et son restaurant acquit une clientèle de fidèles. Elle aussi raconte ses débuts, peu encourageants, « l’huile de coude », indispensable.
Léa Bidaut fut aussi une de ces mères qui s’est installée dans la presqu’île. Son restaurant, « La Voûte/Chez Léa », a décroché deux étoiles dans les années 60. Son canard en civet, lié au sang, son gras double, son foie de veau sont autant de souvenirs qu’évoquent ceux qui y ont eu le plaisir d’y manger.
D’autres noms emblématiques sont évoqués dans ces pages (Mme Castaing à Condrieu…), tous ont eu une importance dans la création d’une cuisine qui aura inspiré tant d’esthètes, et qui ont fait de Lyon une capitale de la gastronomie mondiale. Ces mères, au-delà de leurs compétences culinaires, furent aussi des femmes remarquables ; souvenons-nous que jusqu’à une époque relativement récente, les femmes ne pouvaient ouvrir un commerce sans l’autorisation du mari, tout comme elles ne pouvaient ouvrir un compte en banque sans cette même autorisation. Ce sont des femmes émancipées qui ont ainsi nourri Lyon, tenaces malgré les difficultés, inventives derrière les fourneaux.
Guy Donikian
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