Maître et serviteur des ombres, R. Beer-Hofmann
Maître et serviteur des ombres, R. Beer-Hofmann, trad. J.-Y. Masson et F. Wesseler, éd. Arfuyen, col. Neige, septembre 2014, 150 pages, 12 €
Union
Avant de décrire mon impression touchant ce livre de la belle collection Neige chez Arfuyen, je voudrais dire deux choses un peu contingentes. Tout d’abord souligner le destin de cet auteur, Richard Beer-Hofmann, à qui la célébrité en Europe est difficile, et que la traduction de J.-Y. Masson et de F. Wesseler redonne au public français en même temps qu’elle lui permet de trouver une place dans le paysage littéraire d’aujourd’hui. D’autre part, je me suis beaucoup intéressé à la dédicace de 1941 au poème écrit à New York, au printemps, qui m’a interrogé, d’autant que la traduction de ce livre a été faite à deux voix – ce qui symboliquement est précieux.
Donc, dès la dédicace, nous voilà dans la liaison, dans la ligature, à la fois de personnes et avec le poème, disons le poète et une sorte de muse où l’on voit nettement une femme aimée, peut-être une espèce de réplique de l’âme sœur du Cantique des cantiques. Une union, au-delà de la chair, partagée par la force inouïe du langage. Ainsi, alors que Paul Claudel écrivait Tête d’or, Beer-Hofmann écrivait :Tu me fus donnée--. Donc Paula, femme d’une vie, tout autant que cette berceuse qui a semble-t-il hanté Rilke (qui l’a lue de mémoire à haute voix à différentes reprises), nous fonde à penser que le lien affectif du poète avec ce qui l’entoure est tout à fait déterminant.
Autre élément, visuel cette fois-ci, à porter au crédit du poète, c’est l’effet très net de la nature, mais civilisée par une vision humaine. Ainsi, si l’on trouve quelque chose de la Symphonie alpestre, il est très clair aussi que l’on ne peut se passer de L’île aux morts de Böcklin. Fort de cette assurance, je me suis rendu à mon catalogue de peinture et j’ai retrouvé une image qui me venait de mes années de faculté – et dont il fallait retrouver la référence – et je crois pouvoir comparer certains poèmes de l’ouvrage avecLe jeu des naïades, toujours de Böcklin, ou sinon au Glacier de Léon Frédéric, dont les dates (1898-1899) tombent à merveille. Ce n’est qu’une thèse mais cette effloraison de corps d’enfants nus en guise de glace procure un résultat charnel très violent. Je cite :
Reflet
Toi ! – à présent, souvenir d’une forme qui fut – jadis, chair palpitante,
Vivante, emmaisonnée dans une cuirasse en stries en éventail –
Coquillage marin qui s’ouvre et se ferme, enfant des eaux antédiluviennes –
Flottant au gré du flux et du reflux, dans le tonnerre des vagues qui se brisent
ou encore en allemand :
Du !
---Du löst
Die Last des « Ich » von mir – machst fern von mir mich ruh’n,
« Ent-Ichst » mich so – doch niemals, Liebste kannst Du,
Von Dir mich lösen – mich von dir « ent-Du’n ! »
où l’on voit une poétique du « tu » complexe et raffinée.
L’ouvrage se poursuit avec des Aphorismes et fragments en prose, qui ouvrent le chemin à un triptyque analytique sur Mozart, Reinhardt et Goethe, dont le style et l’écriture à la fois chauds et distants, vifs et appesantis, conceptuels et littéraires, laissent ravi le lecteur francophone. D’ailleurs je finirai ma chronique avec un détail au sujet de l’analyse de Beer-Hofmann sur Mozart, avec ma lecture récente deSociologie d’un génie de Norbert Élias qui témoigne de la part du poète d’une grande prémonition des idées et d’une avant-garde critique. Il serait injuste de ne pas faire porter le regard et l’attention sur l’appareil critique, la préface, les notes, la bibliographie ou encore la note biographique qui escortent bien heureusement ce livre touffu et varié.
Didier Ayres
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