Mais qui sont les assassins de l’école ?, Carole Barjon
Ecrit par Vincent Robin 21.01.17 dans La Une Livres, Les Livres, Critiques, Essais, Robert Laffont
Mais qui sont les assassins de l’école ? 2016, 225 pages, 18 €
Ecrivain(s): Carole Barjon Edition: Robert Laffont
Paideia : A l’époque hellénistique, le mot qui signifiait dans toute son ampleur ce qu’on rend actuellement par « civilisation », et dont le contenu rassemblait ce que nos disciplines séparent méthodiquement (ne serait-ce que la religion), a pris le sens un peu sec de « système éducatif » (Histoire grecque/C. Orrieux-P. Schmitt Pantel/Puf 1995).
Celui qui s’interroge sur la provenance de notre héritage occidental en matière d’éducation ne gagnera pas moins qu’à la lecture des précisions ci-dessus la faveur d’un double enseignement. En premier lieu que, cinq siècles avant notre an zéro par convention et dans la Grèce antique, des dispositions encadraient déjà la prise en charge et la formation des couches juvéniles. C’était alors, en-dehors du clan familial, que l’on inculquait ou transmettait aux sujets en devenir toute une palette pratique de connaissances et d’apprentissages. Plus subtil et plus abstrait, mais peut-être plus précieux également sous le jour d’un second éclairage, ce glissement de sens du mot « civilisation » vers celui de « système éducatif ».
En considérant cette grave question que soulève aujourd’hui la journaliste et écrivaine Carole Barjon sous l’intitulé de son récent livre Mais qui sont les assassins de l’école ?, il n’est pas inutile, ici et avant toute chose, d’apercevoir par la lorgnette du temps et de la source culturelle un mode dont s’inspire encore notre institution scolaire actuelle. De surcroît débusqué aux origines de notre tradition démocratique, ce lien quasi génétique entre civilisation et système éducatif ne saurait se voir anodin. D’abord et dans l’absolu en évoquant le rôle majeur d’un cadre d’apprentissage, par sa rigueur de préparation devant affermir et développer favorablement la relation entre les hommes. Ensuite en disant combien la montée d’un péril touchant l’école peut affecter, non seulement un mode social stabilisé et enrichi par l’expérience, également la promotion d’un idéal.
Par essence et par nécessité, surtout de nos jours en raison de l’évolution constante de la donne économique, un système scolaire s’expose à rencontrer de perpétuels mouvements d’adaptation avec le temps. Cela dit, ne signifie aucunement qu’il lui faille rompre avec certains principes ou fondements, dont les abrogations ne seraient d’ailleurs qu’entraves aux bonheurs du changement. « De même qu’il faut retourner la terre afin qu’elle soit bien cultivée, de même il est nécessaire de labourer l’esprit de l’homme afin qu’il porte les fruits succulents de la culture ». Ainsi s’exprimait jadis le très éloquent Cicéron. Dirigé vers tous les pédagogues de la Terre, ce message plein d’une allusion bucolique aujourd’hui certes un peu désuète mais aux prolongements sans borne temporaire, n’oblige pas moins à entendre qu’une récolte présuppose un labeur. Qui faudrait-il alors convaincre de nos jours du sens dont ne semble pouvoir se détacher un système scolaire constructeur, à travers sa mission fondamentale d’exercice à l’éveil, de très sérieux travail accompli en direction des connaissances et, cela fait, dans le réemploi des fruits obtenus pour une semence nouvelle ?
Tout juste ce slogan flou d’une République égalitaire, fraternelle et soucieuse de perfection citoyenne, gardé de la contraignante mais subsistante obligation scolaire, nous parvient-il encore du très illustre Jules Ferry. Probablement serait-ce en faisant une revue détaillée des efforts déployés par une nation et ses sujets depuis la fin du XIXe siècle que pourrait être saluée convenablement la symbolique française attachée à ce résonnant nom du passé. Savoir lire, écrire et compter, après plus d’un siècle de défi, apparaissait il y a moins de cinquante ans encore comme l’une des plus belles conquêtes obtenues – sans retour croyait-on avec angélisme – dans l’élévation culturelle, commune et civique, autrement dit républicaine. Et bien non ! Que l’on ne s’y trompe pas, nous dit avec force Carole Barjon dans son réquisitoire présent. Ces « acquis » ne le sont plus hélas depuis plusieurs années, notamment pour ce qui concerne, bien entendu à l’école et parmi d’autres exemples, les apprentissages de la lecture et de l’écriture, tout autant par conséquent de la grammaire. « Deux ou trois générations ont déjà été sacrifiées depuis l’introduction, au début des années 1960, des diverses versions de la méthode globale et la diminution continue du nombre d’heures consacrées à l’enseignement du français » (p.27).
Aussi étonnant que cela apparaisse aujourd’hui, au regard de l’organisation scolaire française restée très centralisée après quantités de réformes systémiques et de renoncements intellectuels intervenus durant les décennies dernières, s’impose à terme et sur ce sujet précis du rôle général de l’éducation le constat renversant du renversement de la donne initiale. Pour ainsi garder ces allégories chères à Cicéron, voit-on en quelque sorte la nature reprendre nettement l’ascendant sur une conquête culturelle qui paraissait avoir été gagnée à tout jamais grâce à la somme des efforts auparavant consentis. Autrement transcrit et en résumant le phénomène, dirions-nous maintenant que c’est le fruit qui est dans le ver. L’ampleur du cataclysme présent n’est en effet pas d’un moindre degré si l’on considère que des enjeux de taille, particulièrement celui de la maîtrise de la langue, indispensable au déliement de la pensée, vecteur de la conscience objective et de la compréhension mutuelle, ne sont, en l’état actuel, manifestement plus garants de cohésion démocratique ni même d’adaptation économique. On ne parle pas encore, tout à ce stade, de performance intellectuelle. Dans l’excellent et très vivant rapport publié grâce à ce livre, la journaliste perspicace explore avec une lucidité percutante les causes de cette défaillance (probable euphémisme) coûteuse et collectivement désastreuse dans l’immédiat, qui plus est pour la perspective future. Elle y dénonce et désigne sans les épargner quelques très éminents « responsables ». D’abord en observant le résultat sidérant de certaines méthodes officielles d’enseignement jugées par elle chimériques et régressives. Ensuite en constatant la perpétuelle diminution du temps alloué aux apprentissages conditionnant les autres. Enfin en examinant un univers scolaire toujours davantage tourné vers le « social » et le « récréatif », mais qui, abrité derrière de fameux remparts – celui de la dyslexie notamment –, dissimule en réalité, si ce n’est un appauvrissement intellectuel sans précédent, en tout cas un illettrisme nettement résurgent et ravageur : « 20% d’élèves ne maîtrisent pas la langue française à l’entrée en 6e. Ce chiffre grimpe même à 25% en fonction des critères retenus » (p.22). Après le collège unique, le collège inique en somme !
Ce sont alors de souverains premiers coupables que pointe la journaliste, en dévoilant les noms cryptiques de pédagogues-décideurs, de sociologues quelquefois aussi illusionnistes et farfelus qu’imbus de leur doctrine. Ainsi le délire de linguistes et de penseurs aussi peu en contact avec la réalité scolaire qu’avec ses populations d’accueil institua cette tranche neuve cependant bientôt officielle des jargons et vocabulaires extravagants devant supplanter de simples mais efficaces ordres de communication. De la supposée matière grise en pleine ébullition de ces éminents concepteurs seront nées ainsi des expressions abracadabrantesques qui ne lassent aujourd’hui de rappeler combien la transe et la lévitation spirituelle sont des méfaits importants auxquels nous exposent certains théoriciens exaltés cependant accrédités. « Enoncés ancrés, schémas actanciels, prédicat, séquences décloisonnées… » ne dévoilent ici qu’un bref échantillon du très mirifique bain lexical en lequel ces maîtres de la glose auront plongé désormais nos innocentes petites têtes blondes. Ces recours ineptes vus comme assurés critères de noyade, et plus généralement ces méthodes d’enseignements imposées par de très insensés décideurs font naturellement de tous ces oiseux de mauvais augure une cible bien particulière. Ceux-là auront pourtant agi en toute liberté mais en rivalité gentille avec des hommes politiques de tous bords, ces ministres tour à tour en charge des orientations programmatiques les plus récentes et désastreuses de l’Education. Comme on le sait cependant, ces agents de l’Etat ou mandatés par lui demeurent au final plutôt auto-satisfaits et narcissiques que véritablement inquiets ou même repentants de leurs décisions aux implications calamiteuses. Carole Barjon parle de génération sacrifiée et il nous reste à imaginer sans soupçon que les chiffres officiels indiquent de leur côté une vérité non tronquée…
Au regard de la très symptomatique expérience de son propre fils bientôt confronté aux carences phénoménales d’un système estampillé du sceau officiel, enfin une mère qui s’offusque du scandale et le proclame ouvertement penserait-on ? Devant eux, le professeur fait appel aux enfants qui doivent lui corriger ses fautes d’orthographe… Sans doute, manière très pragmatique d’application des vues et propos soutenus par l’un des pédagogues que cite bientôt l’auteur : « On n’a pas forcément besoin d’un enseignant pour apprendre. Dans certains cas les élèves apprennent mieux en se parlant les uns aux autres… » (p.60). Que ferons-nous bientôt de tous nos inutiles professeurs ? Autrement, et puisqu’ils semblent avoir la connaissance infuse, pourquoi les enfants ne se contenteraient-ils pas de venir à l’école essentiellement pour alimenter entre eux des bavardages de récréation à l’issue desquels sciences et savoirs établiraient désormais leurs lois et théorèmes ?
Aussi peu reluisante ou glorieuse à contempler, la réalité déboussolée du monde scolaire semble toutefois davantage montrer que le présent cri d’indignation viendra sans doute compléter comme vaine alerte supplémentaire la masse des protestations antérieures émises par de précédents observateurs révulsés. Ces derniers n’auront en effet obtenu, au total et durant le cours des ans passés, comme seule et constante réponse venue d’en haut et de quelques « seigneurs tout-puissants », que le maintien entêté si ce n’est renforcé du processus délétère. Pour ne citer qu’un cas de ces avis des plus alarmistes (et dont, sauf oubli, ne parle hélas jamais Carole Barjon ici), voyons en effet que déjà, à partir de 1984, l’académicienne Jacqueline de Romilly prévenait sans détour les pouvoirs publics de la dérive périlleuse et redoutable du fonctionnement scolaire, à l’aide de son démonstratif ouvrage symptomatiquement intitulé L’enseignement en détresse. Il est vrai que le mot « réac » sera souvent devenu pour tous ces empêcheurs une rapide et efficace muselière…
Même si, avant de prendre leur fonction, ils n’imaginent pas encore laquelle, nos ministres de l’Education nationale savent de toute façon qu’ils attacheront pour l’Histoire leur nom à une sacro-sainte réforme, aussi quitte à produire n’importe quoi. Ne serait-ce pas d’abord et avant tout sur ce point que s’impose une première remise en ordre ? Cet assaut de Carole Barjon, qui remet en quelque sorte les pendules à la lumière, doit être salué alors pour sa lucidité sincère bientôt tournée en révolte courageuse.
Vincent Robin
- Vu : 4647
A propos de l'écrivain
Carole Barjon
Carole Barjon est une journaliste française, rédactrice en chef adjointe Politique intérieure du magazine Le Nouvel Observateur. Grande spécialiste de la droite, elle écrit en 2013 Le Coup Monté avec Bruno Jeudy (lui-même rédacteur en chef adjoint du Journal du Dimanche), qui dissèque le combat Fillon/Copé pour la présidence de l’UMP en novembre 2012. Avec ce livre évènement qui permet de comprendre les dessous de la droite française, elle sera invitée avec son associé sur de nombreux plateaux télévisés et émissions radio.
A propos du rédacteur
Vincent Robin
Lire tous les articles de Vincent Robin
Rédacteur
Domaines de prédilection : histoire, politique et société
Genres : études, essais, biographies…
Maisons d’édition les plus fréquentes : Payot, Gallimard, Perrin, Fayard, De Fallois, Albin Michel, Puf, Tallandier, Laffont
Simple quidam, féru de lecture et de la chose écrite en général.
Ainsi né à l’occasion du retour d’un certain Charles sous les ors de la République, puis, au fil de l’épais, atteint par le virus passionnel de l’Histoire (aussi du Canard Enchaîné).
Quinquagénaire aux heures où tout est calme et sûrement moins âgé quand tout s’agite : ce qui devient aussi plus rare !
Musicien à temps perdu, mais également CPE dans un lycée provincial pour celui que l’on croirait gagné.
L’essentiel paraît annoncé. Pour le reste : entrevoir un rendez-vous…