Mais leurs yeux dardaient sur Dieu, Zora Neale Hurston (par Fanny Guyomard)
Mais leurs yeux dardaient sur Dieu, septembre 2018, trad. américain Sika Fakambi, 336 pages, 21 €
Ecrivain(s): Zora Neale Hurston Edition: Zulma
« L’amour ! C’est juste ça qui nous fait toutes à tirer à traîner à suer à trimer de peut pas voir au matin jusqu’à peut pas voir au soir. C’est de par ça que les anciens d’avant y disent que d’être un imbécile ça va pas jamais tuer personne. Ça va juste de faire à suer » (p.45).
Mais leurs yeux dardaient sur Dieu est un roman d’apprentissage, celui d’une femme métisse dans la Floride du début de siècle, qui doit s’affirmer face aux attentes sociales d’autant plus contraignantes lorsqu’on est femme, de couleur, femme du maire par exemple ou approchant d’un certain âge. Janie apprend aussi l’amour, à travers trois mariages lui faisant traverser une palette d’états : de la résignation innocente à la désillusion, de la colère contenue au désespoir, de la jalousie inquiète à l’euphorie.
Ce roman est une réflexion sur la liberté, le libre arbitre n’étant possible qu’avec une dose de curiosité et de courage. A cet égard, Zora Neale Hurston construit un personnage fort, qui brave les croyances et le regard pesant de la société cherchant à lui dicter sa conduite.
De tout ceci, ressort une question : comment juger ? Comment dépasser les préjugés et penser par soi-même, pour sortir des mensonges et de l’ignorance ? C’est lors de la scène de déluge, si centrale qu’elle donne le titre au roman, qu’éclate ce qui constitue la première tare des hommes : leurs menteries et leur aveuglement trop longtemps refoulés.
D’où, peut-être, la dualité de la forme narrative : la grande majorité du roman est orale, pour capter les mots d’où transpercent les erreurs humaines. C’est une série de dialogues qui placent le lecteur en spectateur d’une scène de théâtre, où la parole est avant tout pouvoir de séduction, de persuasion et souvent de mensonge. Pas de narrateur pour filtrer ces mots trompeurs, et peu d’entrées dans la conscience des protagonistes : le récit gagne ainsi en tension, car les intentions de chacun restent obscures. Sauf dans les rares moments où jaillit la conscience : la colère se libère en mots crus, l’amour sincère en dialogues d’une grande simplicité. L’enjeu pour cette femme comprimée par une société raciste et machiste sera d’exprimer en mots et de faire entendre son intériorité ignorée.
« Il y a dans l’esprit un bassin au-dessus duquel flottent les mots sur les pensées et les pensées sur les choses entendues et vues. Et puis il y a les profondeurs de pensées que les mots ne peuvent atteindre, et plus profond encore des gouffres d’émotions informes que les pensées ne peuvent atteindre » (p.46).
Si les mots se trouvent éloignés de plusieurs degrés de la vérité, c’est alors l’être aimé qui fera sortir Janie de cette caverne, pour atteindre les sommets divins des vraies idées, celles de l’amour et l’égalité traduites dans une langue poétique et souvent lyrique – l’autre pôle narratif du roman :
« Elle était sur le dos, étendue au pied du poirier dans la mélopée de contralto des abeilles visiteuses et l’or du soleil et le souffle pantelant de la brise, quand la voix inaudible de ce grand tout vint à elle. Et elle vit une abeille chargée de poussière plonger dans le sanctuaire d’une fleur ; mille calices-sœurs s’arquer pour accueillir l’étreinte d’amour et le frisson extatique de l’arbre, depuis les racines jusqu’à la plus frêle des branches, toute de crème florissante et moussant de délice. Ainsi c’était une noce ! Elle y avait été conviée pour être le témoin d’une révélation. Janie ressentit à cet instant l’aiguillon implacable d’un ravissement qui la laissa molle et languissante » (p.25).
En conjuguant théâtre et poésie, ce roman appelle à une lecture active, capable de déchiffrer les sous-entendus de la parole et d’entrer dans la poésie des impressions. La transcription fidèle du patois des noirs américains, avec ses fautes syntaxiques et ses pléonasmes à foison, peut toutefois rendre la lecture pénible. La « dialoguisation » du récit, créant une certaine distance avec les personnages, a aussi comme pendant de nous détacher de Janie, que d’aucuns trouveraient antipathique.
Mais en prenant sa fierté pour de l’arrogance, le lecteur n’est-il pas juge intempestif, le regard piquant de vérité n’appartenant qu’à un être infaillible, à la parole souveraine capable de toucher l’ineffable ? Dieu ou l’écrivain, à vous de juger.
Mais leurs yeux dardaient sur Dieu n’est peut-être pas « le plus beau roman d’amour de tous les temps » comme l’affirme Oprah Winfrey, mais à travers une histoire d’amour, c’est un grand roman politique sur l’émancipation d’une femme de la première moitié du XXe siècle… ou d’aujourd’hui.
Fanny Guyomard
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