Mais il faut pourtant que je travaille, Journal, Articles, Souvenirs, Käthe Kollwitz (par Yasmina Mahdi)
Mais il faut pourtant que je travaille, Journal, Articles, Souvenirs, Käthe Kollwitz, L’Atelier contemporain, septembre 2019, trad. allemand, Sylvie Pertoci, 517 pages, 35 €
Transport et doute de Käthe Kollwitz, artiste allemande
Les cahiers de Käthe Kollwitz (1867-1945), regroupés dans un journal, constituent des archives précieuses, qui prennent place dans la belle édition dirigée par François-Marie Deyrolle. Environ 70 illustrations de haute qualité et de photographies inédites en France de l’artiste et de son cercle enrichissent cet ouvrage dense, au titre révélateur, Mais il faut pourtant que je travaille. Les œuvres graphiques de Käthe Kollwitz plongent la personne humaine dans la tragédie, dans l’ombre de la pauvreté, dans l’anonymat des corps voués à la mendicité ou au labeur d’usine. Elle construit ses autoportraits comme des avatars de visages de femmes du peuple. L’on pense à Munch dans l’entrelacs des corps, des bouches, des mains des lithographies, eaux fortes et fusains, mais aussi au chromo-luminarisme de Seurat et aux séries torturées de Goya. Les gravures sur bois sont griffées de blanc tels les téguments des muscles. La représentation de l’extrême dénuement a à la fois quelque chose de biblique (du fait de l’appartenance des Kollwitz à la Communauté religieuse libre), et de scrutement médical (au vu de la proximité de l’époux de l’artiste, médecin).
À la manière de Rembrandt, Käthe Kollwitz épie les signes de son propre vieillissement, qu’elle appréhende comme une fatalité. À l’instar de Paul Valéry, l’artiste souligne que « style et contenu ne font qu’un, comme chez tout le monde d’ailleurs ».
L’enfance de la graveuse allemande est heureuse, choyée par des parents qui privilégient les « dispositions artistiques » de leurs enfants, en dépit d’une stricte éducation protestante. Käthe adolescente nous transporte à travers les paysages de l’ancienne Prusse orientale, où « elle était littéralement transportée de joie [par] la malle-poste tirée par trois voire quatre chevaux », à travers l’ancienne ville de Königsberg. Durant les prêches de son célèbre grand-père, le théologien Julius Rupp, Käthe Rupp note « la coiffe à rubans violet pâle » de sa grand-mère, et nous parle avec amour des siens et de sa terre natale. Mariée à un « médecin conventionné », Karl Kollwitz, la vie brillante d’artiste espérée par son père fait place à celle d’une jeune mère de deux enfants. Un esprit de droiture et de commisération envers les prolétaires la porte à trouver « le beau » chez les humbles et à se méfier « des gens du monde bourgeois (…) sans charme (…) trop formaliste » – n’oublions pas que Kant était originaire de Königsberg… Dans les bronzes de Käthe Kollwitz, il se trouve une similitude avec les sculptures de Rodin (qu’elle a rencontré à Paris), mais les postures de déploration sont de facture plus « brutaliste ».
Les maladies mal soignées, le labeur de l’époux, la perte des proches, les enterrements, les cérémonies austères augurent de la proximité de la guerre. K. Kollwitz évalue les écarts entre les aléas de l’existence des ouvriers, « L’homme s’en va, la femme se plaint, toujours la même rengaine. Maladie, chômage, alcool – c’est un cercle sans fin », et le « grand monde » protégé de la bourgeoisie éclairée. Elle se montre permissive, pour une sexualité sans tabou, l’avortement, considère la bisexualité et l’homosexualité naturelles. Dès 1910, le nationalisme et le courant antisémite poignent, que condamnent les mouvements libertaires – dont le mouvement spartakiste. L’artiste témoigne des faits divers et des injustices, des multiples naissances (jusqu’à 25 enfants par femme !), des violences policières, des ouvrières battues ou brûlées vives, ainsi que des recherches à la mode – le recours à la psychanalyse (Freud), le progrès en matière de mœurs, l’avantage des études longues, l’école alternative, les communautés intentionnelles, les collectivités libertaires, etc. Parfois, Kollwitz passe sans transition d’un événement à l’autre – des rubriques nécrologiques à ses souvenirs de spectacles, au comportement de ses deux fils, à ses rapports maritaux, « l’abîme entre [ses] sentiments amoureux en berne et l’amour véritable », à ses désirs intimes, ses rêves érotiques et son travail plastique constant.
Épisode de guerre, août 1914 : assassinat de Jaurès. La guerre du point de vue allemand.
K. Kollwitz, pacifiste, souffre de l’engagement de ses fils au front. Néanmoins, elle tente de comprendre « le bien-fondé de mourir pour la patrie », s’interroge sur le libre-arbitre, le sens du sacrifice, du devoir et des choix envers l’Allemagne. Les allemands ont payé un lourd tribut à la guerre et l’artiste en révèle le décompte macabre, jour après jour, les combats, les blessés, les chutes des villes, le suicide des mères et des veuves, jusqu’à la perte de son enfant adoré, Peter. Suivent des pages bouleversantes, épitaphes au fils mort, accompagnées de poèmes de Goethe, d’Hölderlin, des vers et des lettres du défunt fils et de ses camarades. En intellectuelle indépendante, elle analyse la période terrifiante de 14-18, participe à des mouvements de réforme où elle préfère « l’action pratique » au repli « derrière de beaux discours ». Des lectures spirituelles calment sa douleur, ses incertitudes (le Talmud, le livre de Job, l’Apocalypse de Jean, Saint Jean Chrysostome) – ce que les spécialistes ont appelé « le mysticisme comme expérience individuelle et comme élan collectif » [Philippe Lara], à propos de la publication d’Arthur Bonus, La religion comme volonté (que Kollwitz lit) ; mystique sans transcendance, apocalypse prédictive reprise et détournée par les nazis. Käthe s’inflige une espèce d’ordalie par le ressassement de doléances, de Lamento ; néanmoins, son affliction ne l’empêche pas de mentionner les petits miracles de son quotidien : les sons des galoches d’écoliers sous ses fenêtres, leurs chants gracieux, le passage des tramways de Berlin, le rayonnement de sa belle-fille « dans sa robe jaune (…) belle comme le soleil à son zénith (…) comme un tournesol ».
Des descriptions de nature, de ses dessins et études préparatoires de plâtres, de moulages, amènent une paisibilité au milieu du mémorandum funèbre des disparitions, des pénuries alimentaires. L’artiste livre des pages sensibles sur la musique, l’opéra, la danse, son énergie créatrice. L’amour maternel a fait « place à la désolation ». Frappée par les ravages des conflits, les maladies de ses proches, les décès des adolescents aux forces vives et aux idéaux humanistes tombés au champ d’honneur, la pleine reconnaissance de son talent ne la comble pas vraiment. Käthe dessine un fusillé, fait le portrait d’« une petite morte [qui] porte une petite robe blanche avec des roses et une ceinture piqué[e] [d’]une jacinthe rose vif [aux] feuilles vertes », ainsi que l’effigie de Liebknecht à la morgue. Käthe s’insurge contre le « lâche et révoltant assassinat de Liebknecht et de Luxemburg », les groupes d’intellectuels dissous, les lynchages, le chaos et le pillage systématique. « J’ai (…) constaté », écrit cette grande philosémite, à propos de Rosa Luxemburg, « que les meneurs de révolution sont presque toujours des juifs. D’ailleurs, en Russie aussi, ce sont des Juifs ».
Mars 1920 : couvre-feu, loi martiale déclarée à Berlin. Les cadavres sont entassés à la morgue, avec uniquement le port d’un numéro. « La contre révolution a commencé ».
L’artiste allemande assiste aux mises en scène les plus novatrices, de Maeterlinck, Max Reinhardt, côtoie les penseurs Ludwig Feuerbach, Frank Wedekind, Hugo von Hofmannsthal, Werner Sombart, les critiques d’art, les plasticiens Lovis Corinth, Paula Modersohn-Becker… Elle examine ses tensions intérieures qui la mènent parfois à un « état d’insensibilité », « d’ébranlement ». Käthe Kollwitz éprouve tour à tour vis-à-vis de ses productions du dégoût ou un regain de confiance. Les couleurs éclatent de vivacité sous sa plume, comme si ses proches étaient auréolés d’une lumière impressionniste, les chevelures ornées de couronnes de roses rouges, de lierre, alors que ses thèmes graphiques s’abîment dans la nuit funèbre. Ses voyages en Espagne et aux Canaries la rendent « comme ivre ». Le pire se tient devant elle, à partir de 1932, où elle craint que ses œuvres soient « barbouillées de croix gammées ». « Hitler, chancelier du Reich, 30 janvier 1933 ». Le régime fasciste a brisé les opposants – les Juifs et les « dissidents » – exilés ou suicidés, déportés en camp de concentration ou mourant dans le plus total dénuement. La résistance et le courage du couple Käthe et Karl Kollwitz sont poignants, face aux menaces d’internement en camp proférées par Goebbels et Göring à leur encontre.
« Pogromnacht » (la nuit du Pogrom), 1938. Les œuvres de Käthe sont qualifiées de « dégénérées ».
La réactualisation du passé est plus que nécessaire. Les réminiscences de Käthe Kollwitz incitent à ce cheminement, ainsi que ses propos érudits sur l’art, le fonctionnement de l’artiste, son talent d’écrivain. La grande graveuse allemande soumet une question complexe : comment retourner l’ignominie de la guerre, des massacres de masse, en force, en lutte pour l’instauration de la paix fraternelle et de l’harmonie, l’égalité sociale ?
Yasmina Mahdi
- Vu: 1956