Maï, une femme effacée, Geetanjali Shree (par Yasmina Mahdi)
Maï, une femme effacée, Geetanjali Shree, éditions Des femmes Antoinette Fouque, mai 2024, trad. du hindi, Annie Montaut, 250 pages, 22 €
Edition: Editions Des Femmes - Antoinette Fouque
La résignation
Dans son roman récent, Maï, une femme effacée, Geetanjali Shree (née en 1957, auteure de langue hindi basée à New Delhi, lauréate de L’International Booker Prize 2022) aborde la destinée et le conditionnement moral de la femme indienne – voilée même à l’intérieur de sa demeure, muette, vouée à toutes les tâches de la domesticité : « Quand on voyait le pardah de maman, on ne se posait même pas la question de ce qu’il y avait derrière. Le voile, symbole des bonnes manières et de son effacement ». La famille ici, une communauté, une famille élargie, une famille conjointe de nature patriarcale, est placée sous l’autorité incontestée des aïeux auxquels les descendants doivent obéissance absolue et respect – ce qui équivaut à une sorte de dictature. Le « modèle féminin de vertu dévouée aux siens » est imposé, le mariage considéré comme une institution sacrée. Les unions arrangées sont encore nombreuses en Inde et rompre avec la tradition, pour les jeunes couples, demeure un grand risque, celui de se retrouver sans ressources et isolés.
Un contrôle exclusif est exercé à l’encontre de Maï, la mère modèle, qui « obéissait à tout le monde, ombre impeccable au service de tout le monde ». La Grand-mère, chouchoutée, capricieuse, autoritaire, en dépit d’avoir subi une exploitation identique dans sa jeunesse, est une belle-mère redoutée et aigrie. La religion hindouiste et ses rites contraignants occupent une part importante de leur quotidien. Le mari de Maï, un despote silencieux, fanatique, pratiquant l’adoration des idoles, est un personnage relativement en contradiction avec sa foi, mari infidèle et lâche, sous les apparences d’un grand croyant. Le roman de Geetanjali Shree est un peu le pendant et l’envers du Salon de musique réalisé en 1947 par Satyajit Ray où le point de vue se déplace du côté des femmes, par exemple au sujet du portrait du Grand-père, personne envers laquelle il n’était « pas question de s’opposer à ses vues ». La violence, les superstitions et le manque d’indépendance sont des problématiques qui ne sont pas spécifiquement indiennes, même si l’on retrouve le schème de la famille orientale.
C’est par le regard de Sounaina que l’on rentre dans l’intimité et la temporalité de cette fratrie, laquelle bénéficie de moins d’égards que son frère cadet Soubodh – garçon véritablement encensé –, fillette en proie à une surveillance constante : « En rentrant de l’école, je me promenais dans notre vaste propriété. Dans le bois de goyaviers, sur le toit en terrasse à l’ombre des manguiers, ou du côté des logements des domestiques, ou vers le puits où les deux bœufs attelés tournaient pour puiser l’eau qui irriguait nos champs. Si Grand-père me voyait, il me lançait d’une voix brève : “Va voir ta mère” ».
Le poids de la présence des anciens colons (la présence britannique débutant au 17ème siècle) se fait sentir, colonialisme à la fois honni, à cause des abus et des crimes perpétrés contre les Indiens, et récupéré dans les faits. Aller étudier en Angleterre ou au sein d’établissements anglais, de s’exprimer en anglais, sont synonymes d’élégance et de supériorité sociale.
Ainsi, Sounaina n’a de cesse de tenter de protéger Maï, sa mère, « une fontaine de tendresse débordante (…) Maman, muette, le pot sans fond », ce qui rend son existence dramatique mais affermit son caractère combattif. Pour la jeune fille qui s’émancipe, les stéréotypes de genre, les lectures édifiantes des religieuses du couvent, les lois rigoureuses du brahmanisme sont autant d’obstacles difficiles à franchir. La terrible « ascèse quotidienne » de l’existence des mères et épouses opprimées, leur abnégation, leur résignation et la charge affective face à ce fléau provoquent à la fois culpabilité, crainte, pitié et colère chez Sounaina. Le rapport psychanalytique à la mère est très intéressant du point de vue de l’identification et de l’archétype. Maï, une femme effacée semble tirée d’une partie de L’Odyssée, Maï, qui comme Pénélope, porte une robe longue et a la tête couverte par un pli de son vêtement, une figure liée au travail de la laine, à l’instar de la déesse Athéna. En effet, Maï, infatigable, coud, tisse, moud, cuisine, répare, file la trame serrée du cocon familial ; très réservée, ses sentiments matrimoniaux sont plus obscurs. Elle peut se transformer en figure de la malédiction, empruntant le rôle des trois Parques, celui de Clotho tenant une quenouille et filant, de Lachésis déroulant le fil de la destinée humaine et tirant au sort et d’Atropos coupant le fil qui mesure la durée de l’existence humaine.
Les passages de l’enfance sont épiques, très beaux :
« Et les souvenirs revenaient, encore et encore, les arbres où les tourterelles chantaient à l’aube, la route que traversaient les hérons le soir, en sautillant sur leurs deux pattes, la terrasse sur le toit de la maison d’où on voyait ondoyer les champs et d’où plus tard on entendait glouglouter la pompe à eau (…) Remonta aussi le souvenir des palmiers où pendaient les nids des oiseaux tisserands. Le souvenir du parfum des fleurs d’acacia et de shisham aux derniers jours de l’hiver, la senteur délicate des fleurs blanches, fines, légères du margousier quand nous passions dessous. Le souvenir du miel que l’on faisait de ces fleurs ».
Geetanjali Shree crée ainsi un panoramique, un cadrage émouvant dans lequel les présences psychopompes défilent, discrètes, remontant la clepsydre du temps, réincarnant les disparus, et l’effacée… Ce grand récit démontre que rien ne s’oublie malgré les cendres, et que l’on porte en nous les histoires et la nature des êtres proches, nous liant à un passé biologique et sensible, que l’on poursuit parfois irrémédiablement et contre notre volonté.
Yasmina Mahdi
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