Magnifique, Jean Félix De La Ville Baugé (par Martine L. Petauton)
Magnifique, Jean Félix De La Ville Baugé, Éditions Télémaque, septembre 2023, 235 pages, 19 €
« Quoi de plus difficile que de raconter la vérité », écrit Tolstoï dans les premières pages de Guerre et Paix. Et nous de partir dans ce Magnifique, avec la phrase en bandoulière… Histoire de résilience ? Mais comment peut-on parler de résilience à la manière des nôtres, négociant quelque baume après une défaite sentimentale, lorsqu’il s’agit du Rwanda, celui de 1994, celui où les Hutus « ont coupé tous les jours, pendant cent jours, des hommes, des femmes, des enfants, que, le plus souvent ils connaissaient ». L’image de la couverture du livre – Patrick Robert, Juillet 1994, fort belle, quasi pacifique – montre un oiseau (de proie) planant entre de hautes et vertes frondaisons ; le ciel est bleu ; en dessous, au sol – nous ne le voyons pas, un vaste charnier… Tout est dit du livre – cet immense livre – dans le titre, nom de la femme qui parle, la photo et la façon dont elle est exploitée, et bien sûr, ces 3 lignes disant un des pires génocides de notre histoire récente.
Alors dès lors que le mot résilience nous semble inapproprié, peut-être adopter « survie », en tous cas « itinéraire » de Magnifique, toute jeune fille un brin insouciante – « une fille qui ne savait rien faire de ses dix doigts sauf les limer », massacrée avec tous les siens, les Tutsi de Marengo, dans une église formant piège. Comme à Oradour sur Glane, elle survivra « protégée » par les cadavres qui la recouvrent, fuira hors du lieu du massacre, organisera sa survie de jour en jour, enfoncée dans le marais, respirant avec un roseau, de jour, s’alimentant vaille que vaille la nuit, pendant que les Hutus faisaient « relâche ». Recueillie par un hôpital, aux soins d’un humanitaire suisse qui l’épousera, auprès de qui elle passera une vie « de paix » au pays, et vingt-huit ans après les faits, se trouvera dans la nécessité de raconter au plus près : « si je ne parvenais pas à te le dire, il fallait te l’écrire ». C’est de ce récit, de ces drôles de souvenirs, qu’il s’agit ici, fusant comme jets de lave, brûlant comme au premier jour, crus, à peine soutenables – au plus près de la réalité – « je poussai la porte, ce n’est pas l’odeur qui me saisit, c’est le bruit. On avait l’impression d’entrer dans une ruche, c’étaient les mouches… ». Silence – celui-ci à nul autre pareil – « je regardais les Hutus avancer ; j’entendais les chlak, chlak des machettes et la chute des corps sur le sol ».
Souvenirs émaillés presque dans le même temps de tendres retours de la vie d’avant, avec la famille ; notamment le père qui craignait à bas bruit que ne reviennent les terribles jours, car il y eut plusieurs moments de massacres de Tutsi avant 1994.
Toute une partie du récit de Magnifique, haché, comme craché par morceaux, nous ne sommes pas dans un récit historique linéaire, est de première utilité sociologique et politique, donc au bout historique, mais par le véhicule du témoignage, complété volontairement d’éléments plus factuels par l’auteur. On se retrouve dans un récit-pépite, du type de ceux dont Jean Hatzfeld a fait le centre de son œuvre sur le Rwanda ; faits, ressentis, séquelles, car comment fonctionne une mémoire comme celle de Magnifique, jusqu’à quel point peut-elle digérer ? ou seulement boire ? un tel ensemble de souvenirs vécus… Oublier ? Impossible, alors taire ? ou tenter, comme ici, un jour de poser le sac sur la table, de trier, tenter d’ordonner, demander aux mots de faire leur travail ? Comment également a-t-il pu réussir, Jean-Félix De La Ville Baugé, à « faire tenir » dans son assez petit livre d’autres facettes du « cas Rwanda 1994 », et non des moindres…, sans tomber dans un « je parle aussi de ça » voulant tendre vers l’exhaustif, qui, on le sait n’existe pas… ainsi du récit des Hutus, non directement des massacres mais plutôt de leur lointaine genèse, qu’on entend à travers les propos d’un chercheur, ainsi du rôle de la France, et côté Tutsi d’un Front Patriotique Rwandais encore aux affaires. La construction du livre particulièrement réussie, son écriture sobre et ardente, ne sont pas pour rien dans le bouquet d’heures denses qu’on consacre à sa lecture, d’un seul jet.
Si (on le lui souhaite) ce récit unique est porté à l’écran, comme Petit pays, de Gaël Faye, auquel on pense souvent ici, l’actrice qui incarnera Magnifique devra être de haut niveau, car sa terrible épopée Rwandaise de l’été 94 ne sera pas la partie la plus difficile à incarner ; bien plutôt son itinéraire suisse dans la paix de cet univers d’adoption, dans la « réussite » apparente de sa famille et de son couple – quelle belle figure que le mari ! Comme en fond d’écran sombre, son impensable sac sur le dos fait de sa trajectoire une ligne chaotique, discontinue, bien loin de la ligne de vie des histoires romancées où tout s’arrange à la fin. Mais il y a l’amour des siens, et le courage de sa construction personnelle. Magnifique, donc, comme la femme dont c’est l’histoire et le livre qui la porte. Jean Felix De La Ville Baugé, lui-même humanitaire aux quatre coins du monde souffrant, dont le Rwanda, ne nous raconte peut-être pas son histoire, mais sans doute, pas loin. Qu’il en soit vivement remercié.
Martine L Petauton
Jean Felix De La Ville Baugé, représentant Solidarités International au Rwanda, l’été 1994, puis au Darfour de 2004 à 2008, puis Médecins Sans Frontières en Tchétchénie. Auteur de 4 romans dont : Dieu regardait ailleurs ; et Votre fils.
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