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Madone, Bertrand Visage

Ecrit par Philippe Leuckx 07.03.18 dans La Une Livres, Les Livres, Critiques, Livres décortiqués, Roman, Seuil

Madone, octobre 2017, 176 pages, 17 €

Ecrivain(s): Bertrand Visage Edition: Seuil

Madone, Bertrand Visage

 

Bertrand Visage ou l’enchantement.

Le lait romanesque du romancier français

1) Un auteur rare

Pas possible : ce gars a été biberonné au lait de Stevenson ou de Hardellet. Une magie naît des pages (trop brèves) qu’il livre parcimonieusement : deux livres seulement depuis l’escapade de Un vieux cœur (2001) : Intérieur sud (2008), et cet ultime opus, Madone (2017).

Découvert par le prix Femina 1984, décerné à Tous les soleils (Seuil) – 1984, année faste ; Duras (Goncourt pour L’Amant), Ernaux (Renaudot pour La Place) – Bertrand Visage, né en 1952, d’origine rurale, études secondaires à Illiers-Combray, de lettres à Tours, avant de s’envoler, après un bref passage dans l’enseignement, comme lecteur à Naples, Catane, comme conseiller culturel à Palerme. Un séjour à la Villa Médicis (Académie de France, 1983-1985).

L’ancrage italien nourrit durablement son inspiration romanesque : hormis Rendez-vous sur la terre (au pignon familial ; à la tourelle reconnaissable), presque tous les ouvrages s’inscrivent sous les cieux de Favignana, Catane, Palerme, Rome. Angelica (1988), Bambini (1993), Intérieur sud, et ce Madone qui l’air rien, sans mentionner aucune topographie identifiable, pourrait bien être logé en Sicile, dans un port déglingué où l’on démonte à qui mieux-mieux des navires usagés. Allez : Portopalo, Messine ou quelque ville à étages et ruelles de la côte sud. Mais peu importe, l’imaginaire fonctionne à plein régime.

2) Un roman des merveilles

J’attendais ce roman, depuis neuf ans, comme j’attends le prochain Françoise Lefèvre ou Geneviève Bergé. Ces auteurs auxquels on s’attache n’écrivent pas assez. On est sûr de retrouver non seulement un univers personnel, mais aussi une écriture riche de trouvailles et de métaphores, un ton également.

Visage nous offre donc cette allégorie sur la nature humaine, une fable sur l’humanité généreuse, partageable. Une quête du possible quand tout semble bouclé, raté, clos. Une métaphore de notre monde, en déglingue : à l’aune du navire Rio Tagus, d’un commandant à la dérive, d’une embarcation désormais ancrée dans un port improbable. Hildir Hildirsson, un ours mal léché.

Il y a Madone et son bébé. Il y a Alba, pourvoyeuse couturière, 76 ans au compteur et une indéracinable tendresse pour les mal fagotés de la vie. Entre merveilleux et réalisme ancré lui aussi, Visage déroule sa fiction : on est habitué à ce dosage subtil, mâtiné de fantastique naturaliste, qu’il est sans doute le seul à explorer : voilà que le lait de la madone s’assèche, se fait rare, tarit ; voilà qu’une vieille sorcière trouve à s’en inquiéter et le roman commence une de ces quêtes inoubliables. Une femme. Un bébé sans nom. Une vieille femme. Une chatte au nom maudit. Un vieil ours bien humain lui. Un autre enfant au prénom anglais. Il faut peu de personnages pour alerter le cœur du lecteur car ces êtres de chair, d’os, de sang et… de lait nous sont proches comme des frères, des sœurs… de lait.

L’imaginaire foisonne en lisant ces pages, ces 22 chapitres ciselés aux descriptions poétiques et réalistes d’endroits qu’on reconnaît comme si nous y avions vécu : Madone habite dans une de ces maisons aux fenêtres presque inaccessibles, comme dans ces palazzi palermitains abandonnés, dans une impasse. Le port, comme celui que j’ai vu au plus méridional de la Sicile, et que décrit Fernandez dans Le Radeau de la Gorgone, plus vrai que nature… La ville aux escaliers abandonnés, aux églises jésuites : Sciacca, Sicli ? Le lecteur s’y rend d’emblée et d’amble, tant la prose nous y conduit.

Le roman bruisse d’émotions partageables : cette Madone est bien belle dans sa quête désespérée ; cette Alba mi-sorcière mi-ange renoue avec la plus tendre des conteuses de magies de notre enfance. Il faut que selon l’adage les belles filles soient dans les ports des navigateurs et/ou naufragés : on n’en est pas loin.

Et l’échange, la transmutation, aura lieu : il suffit d’y croire, comme la pièce d’or lancée par un enfant de quatre ans (« au pays du nain » ?), comme chez Mingarelli (que l’auteur remercie) dans la cabane merveilleuse des « Quatre soldats », comme en enfance profonde (la petite « Hermine » de chez Françoise Lefèvre )… Je n’en dirai pas plus sur l’intrigue au risque de déflorer la magie des sources… de lait.

Au lait de la fiction se relie la quête de filiation : la mère, l’enfant ; le père Antonio parti ; Sam et le père requis ; Alba et ses gestes de mère pourvoyeuse ; on pourrait multiplier les références et les remonter à l’incipit de Tous les soleils : « Je n’ai jamais connu mon père. Sa disparition… » (p.228, p.9).

Les sources sont peut-être à rechercher du côté de Morante et de ses duos célèbres (L’isola d’Arturo et La Storia) : Ida, la mère d’Useppe ; ici, Madone et l’enfant d’un Antonio envolé.

3) Le bestiaire visagien

De tout livre de Bertrand Visage émergent des enfants et des bêtes. Le lait rural a dû forcément attiser, nourrir, entretenir les espèces qui traversent les pages. Le chat, ici, doué comme chez Beck (l’inoubliable Enfant chat) de pouvoirs, traverse comme une belette la cuisine de Madone. Les rats envahissaient la petite école maternelle de la Villa Borghèse dans Bambini.

Tout un livre nous initie à l’animalité (L’éducation féline). On retrempe dans les contes de l’enfance et de ses bestiaires angoissants ou merveilleux : Lewis n’est pas loin. Et Alice ouvre les portes, ici, des palais miteux et des ports ensevelis. Un vieil éléphant triste quitte son bateau pour venir cueillir, entre les feuillages, un bout de pain sec.

4) Une écriture de poète

Quel plaisir de cueillir dans la trame romanesque ces « ombres du soir », ces parfums de mandarines, cette « odeur de chèvrefeuille », quel bonheur de s’enfouir yeux et mains dans ces pages écrites avec un soin rare du détail et un souffle de poète qui s’émerveille de « boutons sur le front », d’une « échelle scellée dans le ciment », d’une « rue qu’elle était seule à connaître », etc.

« Son lait voyageait dans le même espace céleste que les notes de ce chant » ou « Comme un vieux chien asthmatique, comme un pestiféré ». Bertrand Visage, dont prénom et nom relaient tout projet, a l’art de nourrir sa prose d’une tension, d’une cadence quasi poétique : même les passages d’un personnage à l’autre, d’un chapitre l’autre, s’ordonnent selon un rythme qui m’enchante.

Ce livre est une réussite emballante, on l’aura compris par ce petit billet.

 

Philippe Leuckx

 


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A propos de l'écrivain

Bertrand Visage

 

Bertrand Visage, né en 1952, est auteur de dix romans, Tous les soleils ; Angelica ; Rendez-vous sur la terre ; Bambini Un vieux cœur, etc… Prix Femina 1984. Prix Albert-Camus 1988.

 

A propos du rédacteur

Philippe Leuckx

 

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Philippe Leuckx est un écrivain et critique belge né à Havay (Hainaut) le 22 décembre 1955.

 

Rédacteur

Domaines de prédilection : littérature française, italienne, portugaise, japonaise

Genres : romans, poésie, essai

Editeurs : La Table Ronde, Gallimard, Actes sud, Albin Michel, Seuil, Cherche midi, ...