Mademoiselle, Les Rêves interdits ou L’Autre versant du rêve, Jean Genet (par Patrick Abraham)
Mademoiselle, Les Rêves interdits ou L’Autre versant du rêve, Jean Genet, Gallimard Coll. L’Imaginaire, avril 2024, 161 pages, 7,50 €
Ecrivain(s): Jean Genet Edition: Gallimard
Les titres successifs envisagés par Genet pour le scénario ayant abouti au film de Tony Richardson, diffusé en 1966 et assez mal accueilli, nous mettent sur la voie : le projet de l’auteur n’est pas de nous raconter une histoire ancrée dans le réel et y renvoyant (encore qu’elle soit prenante et par sa langue épurée et par son cadre et par son déroulement implacable), mais de concrétiser grâce aux mots puis plus tard grâce à l’image, dans une forme admirablement maîtrisée, les pulsions d’un monde intérieur, ce qui nous révèle ce qu’aurait pu être sa relation avortée au cinéma (un « cinéma de la cruauté » pour détourner la formule d’Artaud ?), guère différente de sa relation au roman et au théâtre.
Scénario, ai-je dit, mais scénario très littéraire – trop, diront certains – écrit en 1951 et échappant aux contraintes du genre. Mis en perspective avec l’ensemble de l’œuvre, des poèmes et pièces composés en prison (comme Héliogabale, chroniqué ici-même) aux Paravents puis au Captif amoureux, il offre l’occasion, sinon d’éclairer cette œuvre sous un jour nouveau, du moins d’en mieux faire ressortir les constantes. Rares en effet sont les écrivains du vingtième siècle dont le parcours présente, derrière les ruptures et bifurcations apparentes, une telle unité.
Le village où se déroule l’action rappelle Alligny-en-Morvan où Genet, abandonné par sa mère, a passé son enfance avant l’internement à la colonie pénitentiaire pour adolescents de Mettray, placé par l’Assistance Publique de juillet 1911 à octobre 1924 dans une famille d’artisans chichement aisés mais non pauvres, les Regnier. Fidélité intime en l’occurrence et non objective, géographique, illustrant la persistance dans la mémoire d’une expérience capitale : celle d’un petit garçon choyé par sa famille adoptive et côtoyé sans rudesse par ses camarades de classe mais s’étant vite aperçu qu’il ne serait jamais pleinement intégré, menacé à tout moment d’exclusion.
Or c’est le cas de l’écolier Bruno dans Mademoiselle en raison de l’origine polonaise de son père, ouvrier dans une scierie. C’est par là-même aussi le cas du séduisant Manou, le père de Bruno, dont l’élégance et l’aura érotique troublent « Mademoiselle » (attirance réciproque et qui ne restera pas chaste) et suscitent la suspicion puis la jalousie et la haine vengeresse des hommes du village – suspicion, jalousie et haine se concluant, comme on pouvait s’y attendre dans une affaire de rivalité sexuelle, par un meurtre rituel.
Il est donc temps d’évoquer « Mademoiselle », l’institutrice, étrangère également à la communauté villageoise parce qu’elle n’y est pas née et ne fera qu’y passer.
Les personnages féminins complexes ne sont pas nombreux chez Genet. Madame Lysiane, patronne du bordel « La Féria » dans Querelle de Brest, et la « petite bonne » de Pompes funèbres, violée par des fossoyeurs sur la tombe de sa fille, sont définies dès leur entrée en scène par quelques traits qui ne varieront plus.
« Mademoiselle » est incendiaire de fermes et empoisonneuse d’abreuvoirs – crimes inexpiables à la campagne – mais incendiaire et empoisonneuse adroite et prudente puisqu’elle laisse le beau Manou se faire suspecter à sa place, ce qui entraînera le lynchage du bûcheron comme je l’ai indiqué. On devine que les actes de la jeune femme sont motivés par des obsessions et des désirs refoulés, mais qu’ils ne s’y réduisent pas. On devine qu’elle agit en partie malgré elle, dans une sorte de somnambulisme contrôlé, en communion cependant avec les éléments naturels qui l’entourent (l’image du sombre lac bordé par la forêt revient avec insistance), mue par des exigences supérieures – des « rêves interdits » pour reprendre l’un des titres provisoires – qui nous demeureront obscures.
Faire d’elle un personnage « féministe » serait simplificateur, mais il y a bien dans son comportement les ferments d’une révolte contre le rôle que les normes villageoises l’obligent à jouer et un appel du corps que la morale du lieu et de l’époque et sa propre morale probablement récusent.
Doit-on voir dans sa mort accidentelle par noyade (une chute dans le lac provoquée par le petit Bruno, amoureux dissimulé) une preuve de l’échec final de sa tentative de délivrance ?
On établira avec profit des parallèles avec Notre-Dame-des-Fleurs, le premier « roman » de Genet, où, à travers l’enfance campagnarde de Louis Culafroy, qui deviendra Divine une fois installé à Paris, et son initiation sensuelle au contact d’Alberto, le « pêcheur de serpents », l’auteur transposait déjà en les retravaillant et les réinventant par l’écriture des souvenirs de sa prime jeunesse. On se reportera avec autant de profit, dans le livre indispensable d’Albert Dichy et Pascal Fouché Jean Genet, matricule 192-102, Chronique des années 1910-1944 (Gallimard, Cahiers de la NRF, 2010), au chapitre retraçant la période morvandelle. Et on saisira à quel point toute l’œuvre de Genet, à rebours de la triste mode de l’autofiction actuelle et de ses facilités (pensons à la manière dont un Édouard Louis exploite depuis dix ans, sans distance ni subtilité mais avec une adresse publicitaire consommée, un filon familial), s’est inscrite dans une entreprise méticuleuse et quasi héroïque de transfiguration – on aurait envie de parler ici de transsubstantiation – d’une matière première biographique.
Le film de Tony Richardson, que Genet n’a pas aimé, a reçu un accueil critique sévère, je l’ai souligné. Il a été sifflé lors du festival de Cannes. La publication de Mademoiselle incitera à le revisionner pour constater qu’il a plutôt bien vieilli et que Jeanne Moreau, qui incarne l’institutrice pyromane, y est comme toujours étonnante, même si l’on est en droit de songer à ce que Pasolini par exemple (1966, c’est l’année de la sortie d’Uccellacci e uccellini, deux ans après Il Vangelo secondo Matteo) aurait pu tirer d’un tel compagnonnage et d’un tel scénario.
Patrick Abraham
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