Mademoiselle Julie, August Strindberg (par Didier Smal)
Mademoiselle Julie, August Strindberg, édition Ulf Hallberg, Coll. Folio/Théâtre, octobre 2023, trad. suédois, inédite, Alain Gnaedig, 240 pages, 8,90 €
« Dans ce drame, je n’ai pas essayé de faire quelque chose de nouveau – cela est impossible. J’ai seulement tenté de moderniser la forme selon les exigences que, à mon sens, les hommes de notre temps posent à l’art du théâtre ».
Ainsi s’exprime August Strindberg dans la Préface à Mademoiselle Julie, rédigée peu après la pièce et publiée dans le même volume en 1889. « Moderniser la forme », c’est être au diapason, dans cette ville de Copenhague où réside Strindberg et qui est alors surnommée la « Paris du Nord », avec ce que les auteurs français créent en ces années 1880, dans leurs romans ou sur scène, les exemples à suivre étant les Goncourt et Zola – avec lequel l’auteur suédois correspondra.
Ceci explique le sous-titre de Mademoiselle Julie, « Une tragédie naturaliste », et le sentiment quasi oppressant, dans ce huis clos à décor unique et à trois personnages, d’une mécanique infernale, quasi darwiniste, qui ne peut que mener au drame final – le suicide de Julie, qui « sort d’un pas décidé » de cette cuisine où s’est noué le drame. Ainsi, si la mère de Julie sombre dans la folie, c’est probablement parce qu’elle « avait été élevée conformément aux idées de son époque : l’égalité, la liberté de la femme, et toutes ces choses-là » ; et si Julie elle-même devient folle (dès la réplique d’ouverture, de Jean : « Ce soir, Mademoiselle Julie est folle, une fois de plus ; complètement folle ! »), c’est peut-être bien parce sa mère « a voulu [l’]élever comme une fille de la nature » et « montrer par l’exemple qu’une femme est l’égale de l’homme », d’où une jeune femme perdue qui maltraite son riche fiancé avant de rompre avec lui, mais séduit ou se laisse séduire, ou les deux à la fois, elle la fille d’un comte, par Jean, le valet. De cette séduction réciproque concrétisée hors scène, de cet acte scandaleux commis la nuit de la Saint-Jean dans une Suède où cette fête a un sens prégnant, quasi païen, elle dira elle-même : « Et voilà que ma mère se venge à nouveau, à travers moi ! ». Naturalisme du fond, avec une forme de fatalité moderniste, et naturalisme de la forme, avec des répliques d’une crudité totale, exprimée ou sous-entendue, pour cette fin de dix-neuvième siècle.
Pièce sur le désir d’échapper à sa condition sociale, par le haut ou par le bas, mais aussi sur la différence entre le désir et le sentiment, et entre l’homme et la femme (Strindberg était misogyne, et cela se lit – mais n’enlève rien à la puissance dramatique), Mademoiselle Julie est d’une crudité telle qu’elle fut interdite en Suède et valu à Strindberg d’être prié de quitter le territoire danois. N’imaginant pas ces conséquences, c’est ainsi que Strindberg la voulut, non pas par pur esprit de provocation mais par désir d’écrire pour son époque, en envisageant même un avenir où ce langage serait admissible, ainsi qu’il le note dans sa Préface (qui devrait figurer dans toute anthologie de préfaces programmatiques digne de ce nom, aux côtés de celles d’Hernani et Une vie) : « L’événement [celui qui l’a inspiré pour la pièce] m’a fait une forte impression et il m’a semblé qu’il conviendrait pour une tragédie, car s’il est affligeant d’assister à la ruine d’un individu favorisé par le sort, celle d’une famille entière le sera plus encore. Mais il viendra peut-être un temps où nous serons si évolués, si éclairés que nous pourrons contempler avec indifférence le spectacle brutal, cynique et insensible que nous offre la vie, un temps où nous aurons abandonné ces mécanismes de pensée inférieurs et peu fiables que l’on appelle sentiments, lesquels seront superflus et nuisibles lorsque notre faculté de jugement aura grandi. Le fait que l’héroïne éveille notre pitié résulte uniquement de notre faiblesse à ne pas dépasser le sentiment de crainte de connaître le même sort ».
Heureusement pour nous, ce désir quasi nietzschéen de dépasser le sentiment n’est pas encore exaucé, et nous ressentons avec douleur l’écrasement de Julie, simple jouet des circonstances dont la fin est annoncée au fil d’une pièce implacable, comme un châtiment :
« JEAN Si quoi ? Vous avez vingt-cinq ans, vous n’êtes pas une enfant ! Vous ne savez pas que c’est dangereux de jouer avec le feu ?
MADEMOISELLE JULIE Pas pour moi ! Je suis assurée !
JEAN, effronté. Non, vous ne l’êtes pas ! Et même si vous l’êtes, il y a des matières inflammables pas loin !
MADEMOISELLE JULIE Et ce serait vous ? ».
Oui, c’était Jean, que Julie a donc séduit tout en se laissant séduire par ce « don Juan », étrange jeu qu’elle pensait maîtriser, étrange jeu auquel elle n’a gagné que la « honte » et une « boue » dont elle n’ignorait pourtant rien, tout en perdant la « grâce » : « Oh Dieu du ciel, mettez fin à ma vie misérable ! Arrachez-moi à cette boue dans laquelle je m’enfonce ! Sauvez-moi ! Sauvez-moi ! ». Imploration vaine et malheureuse qui ne sera pas entendue, Julie devra en finir, prisonnière de sa destinée héritée et d’une vie qu’elle croit maîtriser mais dont elle sait qu’elle lui échappe : « D’ailleurs, tout est bizarre ! La vie, les gens, toute cette boue qui dérive, qui dérive sur l’eau, et qui coule, qui coule ! ».
Jeune femme éduquée à être l’égale d’un homme (« JEAN Vous haïssez les hommes, Mademoiselle ? – MADEMOISELLE JULIE Oui. – Pour la plupart ! Mais, parfois – quand la faiblesse se fait sentir… Pouah ! »), « tellement fière, tellement dure avec les hommes (dixit Kristin, la cuisinière), élevée dans le mépris de [s]on propre sexe », voici Julie avilie, réduite dans les projets de Jean à n’être qu’un ornement dans l’hôtel qu’ils tiendraient sur les berges du Lac de Côme, puis poussée au suicide. Ainsi que l’annonce Strindberg, elle est « une victime des errements de l’époque, des circonstances, de sa propre constitution défaillante, tout ce qui correspond au Destin d’autrefois ou à la loi de l’Univers ». Mais que nul n’infère du sort réservé à Julie, enfermée de naturaliste façon dans sa classe et son hérédité, que Strindberg n’envisagerait ce sort que féminin, dans sa misogynie revendiquée (« une forme rabougrie, régie par les lois de la reproduction, ne rattrapera jamais celui qui a de l’avance ») : Jean, malgré son désir d’élévation, n’est au fond qu’un piètre acteur (il a « dû souvent aller au théâtre », selon Julie, qui lui dit plus tard dans cette nuit fatidique qu’il aurait « dû être acteur »), réagit au moindre coup de sonnette du comte parce qu’il ne peut faire autrement : « Je ne comprends pas – c’est comme si cette veste faisait que… Je ne pouvais rien vous ordonner. […] Ah ! – c’est ce satané valet que je porte sur le dos ! ».
Chacun est pris dans ses propres engrenages existentiels et en ressort broyé, in fine convaincu de n’avoir aucune emprise sur son sort – et aujourd’hui encore, n’en déplaise à Strindberg, le sort de Julie émeut le lecteur, ou le spectateur. Cette émotion est désormais ressentie grâce à une nouvelle traduction dont l’auteur avertit : « Comme toute traduction littéraire, cette interprétation de Mademoiselle Julie est un objet subjectif – critiquable, bien entendu –, et avec le temps, elle finira sans doute par trop présenter les marques de son temps, et nécessitera d’être refaite, en tenant compte des évolutions de la langue française, et des usages du théâtre ». N’ayant pas comparé avec d’autres traductions, nous ne pouvons que constater la fluidité de celle-ci, dans un français moderne sans affectation, semblant correspondre au mieux à ce que proclame Strindberg dans sa Préface : « En tant que caractères modernes vivant une période transition plus hâtivement hystérique que la précédente en tout cas, j’ai décrit mes personnages comme étant plus hésitants, plus déchirés, et un mélange d’ancien et de nouveau ». C’est cette volonté que Gnaedig est parvenu à transposer en français.
Afin d’éveiller ou satisfaire la curiosité, cette nouvelle traduction de Mademoiselle Julie, outre de la Préface signée Strindberg (et traduite à nouveau elle aussi, assurant une relative homogénéité avec le texte dramatique), est accompagnée d’une éclairante « Introduction » signée Ulf Peter Hallberg (qui conclut : « Mademoiselle Julie, c’est nous ! »), d’une « Chronologie », d’une « Notice – Strindberg, sa vie et Mademoiselle Julie. Commentaires, citations et souvenirs » et d’un « Historique et poétique de la mise en scène », tous des documents à lire après la pièce, afin de goûter au mieux de cette « tragédie naturaliste ».
Didier Smal
August Strindberg (1849-1912), écrivain, dramaturge et peintre suédois, est considéré comme l’un des pères du théâtre moderne. Mademoiselle Julie est son œuvre la plus connue.
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