Ma vie de cafard (My Life as a Rat), Joyce Carol Oates (par Martine L. Petauton)
Ma vie de cafard (My Life as a Rat), Joyce Carol Oates, éd. Points, octobre 2021, trad. anglais USA, Claude Seban, 456 pages, 8,30 €
« Une famille ressemble à un arbre géant. Il peut être gravement atteint, en train de mourir ou de pourrir, ses racines restent inextricablement enchevêtrées ».
Des coins un peu perdus, là-haut, au nord de l’état de New York, pas loin de Buffalo, au bord des Chutes dont le bruit roulant – et la brume constante – émaillent tout le livre. Des coins « province » avec leur way of life particulière, une société coupée entre petits blancs propres sur eux et noirs vite assimilés à la racaille. Années 70/80, pas encore la grande désindustrialisation du nord, mais déjà, une société qui se sent basculer vers du moins bien.
Violet Rue Kerrigan (famille d’origine irlandaise ; important) vit au bord du Niagara, petit fleuve incroyablement court, encaissé raide, courant vers les chutes dans un bruit de fin du monde ; « à votre approche, il vous appelle », dit Violet. La métaphore avec le fleuve et les Chutes parfume tout le récit de Violet, « la dernière née, la plus précieuse ». 12 ans, une famille adorée, des grands frères casse-cou, qui la regardent peu, alors que son œil, à elle, surveille tous leurs faits et gestes.
Les sam’di soir, les bandes pas mal alcoolisées aiment la bagarre, les frères ne sont pas en reste (« les garçons, on ne les changeait pas »). Le pourquoi de cette affaire-là restera trouble, mais son issue bien concrète : un jeune noir rentrant chez lui à vélo, battu à mort à coups de batte de baseball. L’œil fureteur de Violet sait qu’il s’agit de ses deux frères aînés ; elle sait où ils ont caché la batte…
Il y a enquête : causes des faits ? Façons ? Et auteur(s), crime haineux, simple agression ?… L’actualité récente des États-Unis nous prouve ce qui de nos jours serait supporté, ou violemment rejeté, interrogé, dans l’opinion ; quelques décennies en amont, le tableau est différent, ô combien. La petite société blanche – complètement pré-Trumpienne – va pour un racisme anti-blanc constant « chez les gens de gauche, et dans les média »… Dans le cercle Kerrigan, on est prié de se serrer les coudes pour que les frères soient inquiétés le moins possible (on s’en prend à eux car ce sont de jeunes blancs) ; Violet doit « la boucler », sur d’éventuels renseignements, et – promettre –, ce qu’elle fait, jusqu’à…
Les frères sont condamnés à de lourdes peines, la famille s’effondre puis se ressoude en se retournant contre celle qui a « cafté », Violet, « cafard, sale cafard, on te fera la peau ». Goût indéfectible pour la vérité, hantise de la mort du jeune noir, (fausse) loyauté à la famille ? « comment as-tu pu faire ça ? Détruire nos vies ». Se démêler dans tout ça, trouver sa ligne, ses « principes », on dirait – ses valeurs. Le récit, haletant, est celui de son long exil – plusieurs années, loin de la société du coin qui a pris fait et cause pour la famille Kerrigan, qui soigne avec une constance brutale sa « coupure de ponts » – encore la métaphore – avec celle qui a parlé ; quelque chose de la Colomba corse passe de-ci, de-là, dans la lecture.
Les rencontres, notamment masculines qu’elle fera en poursuivant son chemin seule, même si elles diffèrent de sa famille socialement, sont toutes habitées de ce racisme quasi automatique (« tu as eu des relations sexuelles avec des Noirs ? demande-t-il »), comme activé en profondeur, mais pas exhibé, comme chez les frères, ou violemment agité comme celui du professeur qui la viole, et chez qui c’est une facette de sa perversion.
Peut-on faire sa route et se construire sans l’étayage de son premier cercle, de ses amis, sans « son coin » ? Peut-on avancer avec cette balance constante : sa famille, la justice ?
La gamine, puis la jeune fille, l’étudiante, puis enfin la jeune femme, continue, et avec quelle vaillance, son chemin dur, sonore, rapide, comme son fleuve, à la fois redoutable et fascinant.
Très beau portrait féminin que cette Violet-Niagara, décidée, déterminée, dont on veut espérer qu’elle saura éviter les Chutes !
L’écriture de Joyce Carol Oates, parfaite et classique, enserre une magnifique lecture : « j’avais entendu Orlando Metti parler durement au téléphone à quelqu’un qui semblait réduit au silence, confondu par ses paroles précises et cruelles, une succession rapide de claques. Quelqu’un de sexe féminin, supposais-je. Une ex-épouse ou une autre femme. Un volettement d’ailes de papillon, brisées ».
Martine L Petauton
Joyce Carol Oates, auteure américaine née en 1938, à la tête d’une œuvre considérable ; membre de l’académie américaine des arts et des lettres.
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