Identification

Ma grand-mère russe et son aspirateur américain, Meir Shalev

Ecrit par Anne Morin 09.09.13 dans La Une Livres, Les Livres, Critiques, Israël, Roman, Gallimard

Ma grand-mère russe et son aspirateur américain, traduit de l’hébreu par Sylvie Cohen, mai 2013, 239 pages, 18,90 €

Ecrivain(s): Meir Shalev Edition: Gallimard

Ma grand-mère russe et son aspirateur américain, Meir Shalev

 

 

Fable fondée sur un terreau de réalité ou produit de l’imagination de son auteur, Ma grand-mère russe et son aspirateur américain donnent en 239 pages une idée de ce qu’était la vie au mochav pour les populations juives chassées de leurs pays respectifs et condamnées à assimiler une autre langue, à découvrir et adopter un nouvel horizon, à repartir de rien, en un mot à vivre à l’envers la création de Babel.

Tout cela, conté sur un ton léger, effleurant comme en passant la gravité et la dureté de la vie des personnages qui, tant bien que mal, et souvent dans des conditions extrêmes, apprivoisent une terre inhospitalière.

Toute histoire juive recouvre plusieurs interprétations, tout détail donnant lieu à débat :

« Et alors ? Je ne vois pas le rapport avec l’âne volant de mon livre.

– Je vais te le dire. L’histoire n’est pas vraie. Il est là, le rapport (…)

– Je sais que ce n’est pas vrai. (…)

– Tu ne comprends rien ! Ah (l’ânesse) a bel et bien volé (…) elle partait à Istanbul pour bavarder avec le sultan turc » (p.103).

 

Témoins de l’histoire et faux témoins, ceux qui n’étaient pas là, reprennent le fil et à leur compte l’histoire à ses débuts, en son milieu ou à sa fin, pour la faire avancer ou reculer, tel Whitey, le cheval « brillant » de la famille.

Tout a une âme aussi, animaux et objets vivent en secret leur propre vie : le cheval ouvre le soir avec un fil de fer la porte de son écurie, l’aspirateur, véritable co-héros du livre, connaît lui aussi des états d’âme d’aspirateur.

« Alors voilà », c’est l’histoire d’une famille dans un mochav, des gens devenus cultivateurs, agriculteurs, travailleurs de la terre. On y apprend aussi que la terre peut être poussière l’été, boue l’hiver, et que Tonia, la grand-mère russe de l’auteur, se bat en permanence contre l’une ou l’autre, au point de condamner les pièces de sa maison et de vivre pratiquement dehors, sous une véranda dûment lessivée. La porte d’entrée est celle de derrière, on se lave les mains et on fait la vaisselle dans l’abreuvoir, la salle de bains inaccessible.

Le frère aîné du grand-père a trahi : il a fait fortune aux Etats-Unis et, aussi bien pour aider sa famille que pour se venger de son frère, il envoie à sa belle-sœur, Tonia, un sweeper, symbole de progrès et regardé avec méfiance comme venant d’un pays où on mange du chinga (chewing gum) et où on se manucure les ongles, pays synonyme d’oisiveté, où on ne travaille pas la terre. Même les journaux enveloppant le fond de la caisse d’envoi de l’aspirateur paraissent suspects : on est chargé de les récolter et de les faire disparaître car le vent, lors du déballage, les a dispersés dans le mochav.

Tout est prétexte à histoires et à lamentations, et sans en avoir l’air, l’auteur brosse un portrait sans pitié quoi qu’empreint de tendresse, de ses personnages. La réalité affleure constamment, celle desvoisins ne transparaît qu’une fois, lorsque se rendant au mochav en train, l’auteur enfant, sa jeune sœur et leur mère les voient par la fenêtre du train : « Le train franchit d’abord la vallée de Refa’im, familière grâce aux histoires de papa sur le roi David, puis celle du Soreq, célèbre par les exploits de Samson. En ce temps-là, Refa’im bordait l’ancienne frontière israélo-jordanienne. Maman nous désigna des paysans arabes, en face, qui cultivaient de petits lopins de légumes irrigués par les eaux usées de Jérusalem se déversant dans le lit de la rivière (…) En tout cas, les voyages en train permettent de développer l’empathie. “Ce sont des cultivateurs comme nous”, commenta maman en nous incitant à les saluer » (p.126-127).

Loin de toute idéologie et de tout constat politique sur la situation du pays à l’époque, loin de la fable à la fois désopilante et mélancolique, c’est encore grand-mère Tonia qui d’une phrase résume ce qui va présider à la reconstruction : la famille « Nous avons choisi de vivre au mochav pour la liberté et l’intimité qu’il nous garantissait (…) Plusieurs membres ont quitté le kibboutz pour le mochav. Mais personne n’a jamais quitté le mochav pour le kibboutz. (…), voici ce qu’elle déclara en toute simplicité : au mochav, vous savez avec qui vous vous mettez à table – la famille, pour le meilleur et pour le pire. Alors que, dans la salle à manger du kibboutz, vous risquez de vous retrouver assis à côté de gens avec qui vous n’avez pas la moindre envie de partager votre repas » (p.222).

A la fin, mais y a-t-il une fin ? l’aspirateur a disparu, et l’auteur le retrouve dans la vitrine d’un magasin d’électroménager… aux Etats-Unis : « Alors, voilà… Les choses se sont passées ainsi, dans leur version non expurgée (…) Tel est en effet l’essentiel : être fidèle à la vérité, même si celle-ci vous est parfois infidèle… » (p.239).

 

Anne Morin

 


  • Vu : 4432

Réseaux Sociaux

A propos de l'écrivain

Meir Shalev

 

Meir Shalev, fils du poète Yitzhak Shalev et cousin de la romancière Zeruya Shalev, est né en 1948 en Galilée. Son premier roman paraît en 1988. Depuis, son œuvre, qui comporte des romans, des essais et aussi des livres pour enfants, a été traduite dans plus de vingt langues. Aux éditions Gallimard, a notamment paru Fontanelle (2011).

 

A propos du rédacteur

Anne Morin

Lire tous les articles d'Anne Morin

 

Rédactrice

genres : Romans, nouvelles, essais

domaines : Littérature d'Europe centrale, Israël, Moyen-Orient, Islande...

maisons d'édition : Gallimard, Actes Sud, Zoe...

 

Anne Morin :

- Maîtrise de Lettres Modernes, DEA de Littérature et Philosophie.

- Participation au colloque international Julien Gracq Angers, 1981.

- Publication de nouvelles dans plusieurs revues (Brèves, Décharge, Codex atlanticus), dans des ouvrages collectifs et de deux récits :

La partition, prix UDL, 2000

Rien, que l’absence et l’attente, tout, éditions R. de Surtis, 2007.